Justice et Paix

" Je suis homme, l'injustice envers d'autres hommes révolte mon coeur. Je suis homme, l'oppression indigne ma nature. Je suis homme, les cruautés contre un si grand nombre de mes semblables ne m'inspirent que de l'horreur. Je suis homme et ce que je voudrais que l'on fit pour me rendre la liberté, l'honneur, les liens sacrés de la famille, je veux le faire pour rendre aux fils de ces peuples l'honneur, la liberté, la dignité. " (Cardinal Lavigerie, Conférence sur l'esclavage africain, Rome, église du Gesù)

 

NOS ENGAGEMENTS POUR LA JUSTICE T LA PAIX
S'EXPRIMENT DE DIFFÉRENTES MANIÈRES :

En vivant proches des pauvres, partageant leur vie.
Dans les lieux de fractures sociales où la dignité n'est pas respectée.
Dans les communautés de base où chaque personne est responsable et travaille pour le bien commun.
Dans les forums internationaux pour que les décisions prises ne laissent personne en marge.

Dans cette rubrique, nous aborderons différents engagements des Missionnaires d'Afrique, en particulier notre présence auprès des enfants de la rue à Ouagadougou et la défense du monde paysan.

 

Sahel: trop de préjugés
à l’encontre des éleveurs nomades

L’incompréhension règne chez les sédentaires autour du nomadisme.
© RFI/Laura Martel
 

C’est une première en Afrique. Une étude sur la perception de l’élevage nomade dans les médias a été rendue publique jeudi 7 décembre, lors d’une réunion du PASSHA. Le Projet d’appui au pastoralisme et à la stabilité au Sahel est réuni depuis deux jours à Cotonou au Bénin pour parler de la prévention des conflits. Une équipe de l’Institut des sciences de l’information de Bordeaux a épluché des centaines d’articles de presse, publiés dans 5 pays, dont le Mali, la Mauritanie et le Niger, entre 2000 et 2017. Il en ressort un certain nombre de préjugés à l’encontre des éleveurs nomades.

Sept thématiques ont guidé les recherches de l’équipe de l’Institut des sciences de l’information de Bordeaux, comme la valeur économique et sociale de l’élevage, les conflits ou encore la mobilité.

Et c’est bien cette dernière notion qui nourrit les préjugés. L’incompréhension règne chez les sédentaires autour du nomadisme. Ils voient ainsi la transhumance comme une invasion de territoires, l’éleveur nomade comme un marginal qui s’éloigne du pouvoir régalien, des infrastructures de santé ou d’éducation.

 

Cette perception s’aggrave au début des années 2010, quand des mouvements rebelles islamistes s’installent dans les zones pastorales désertiques du Sahel. Pour faire l’amalgame entre rebelles et éleveurs pasteurs, il n’y a qu’un pas, que les médias franchissent allègrement.

A cela s’ajoute une sécheresse accrue depuis quelques années qui pousse les nomades vers les pays côtiers. Ces pays font donc pression, à travers leurs médias, sur leurs voisins sahéliens pour la sédentarisation des nomades.

Pourtant, de l’étude ressort aussi une vraie conscience des populations sédentaires de la valeur économique de l’activité pastorale. L’élevage nourrit le Sahel, et les habitants le savent bien. Autre perception positive, l’impact du pastoralisme sur l’environnement que l’on reconnaît volontiers comme une activité qui valorise des territoires dégradés.

Entre 2000 et 2013, on voit une perception plutôt positive du folklore et tous les éléments culturels liés au nomadisme (...) Mais à partir de 2014, on voit une forme de perception plutôt négative...
Etienne Damome, responsable de l'étude
07-12-2017 - Par Gaëlle Laleix
 
 

Invest in Mali, un forum pour séduire
les investisseurs étrangers

Sur le marché de Bamako, au Mali (photo d'illustration).
© Getty Images/Peter Langer
 

Le forum Invest in Mali s'ouvre ce 8 décembre à Bamako. L'objectif principal est de convaincre des investisseurs étrangers de venir s'implanter dans le pays malgré la situation sécuritaire instable. Et pour prouver la vitalité de l'entrepreneuriat au Mali, le pays compte sur sa jeunesse. Reportage dans une entreprise de jus de fruit locaux, montée à bout de bras par une jeune malienne de 28 ans.

Dans cet atelier de production, on presse, on filtre et on mélange jusqu’à 3 000 litres de jus de fruit par jour. Celui-ci c'est un grand classique, un mélange de moringa, de menthe, d'hibiscus et de baobab. Aïssata Diakité est la patronne, si elle a choisi le Mali c'est parce que les fruits dont elle a besoin, ne se trouvent qu'ici.

« C'est un gage de qualité, on n'ajoute pas de colorants et pas de conservateur. Tous les jours, l'équipe teste et goûte les recettes produites. C'est des choses que l'on fait, ce sont des gages de qualité », affirme la créatrice de l'entreprise Zaaban.

 

Aïssata Diakité a notamment investi dans du matériel onéreux, obligatoire, pour produire en grande quantité.  « En termes d'investissement, on a atteint 450 000 euros. Ca m'a pris plus de 5 années de développement avant que l'entreprise voit le jour. Petit à petit on a fait les investissements on a fait venir le matériel, mais il reste des investissements à faire pour renforcer la ligne de production. »

Parmi les investissements prévus, l'achat d'un groupe électrogène qui va permettre d'alimenter en toute sécurité la nouvelle ligne de production. Ce matériel de pointe ne peut pas résister aux coupures intempestives et aux baisses de tensions, typique du réseau électrique au Mali. Le président malien l'a d'ailleurs reconnu lui-même : si des progrès ont été faits en termes de capacités énergétiques, beaucoup reste à faire.

UA-UE: un sommet sous la pression de la crise migratoire

Conférence de presse de fin de sommet UA-UE à Abidjan, Côte d'Ivoire, le 30 novembre 2017. De gauche à droite Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l'UA, Donald Tusk, le président du Conseil européen, Alpha Condé, le président en exercice d
© RFI/Paulina Zidi
 

Comme lors de chaque grand rendez-vous international, un thème s’invite en général en marge de la réunion. Pour ce sommet Union africaine - Union européenne, la jeunesse devait avoir tous les projecteurs braqués sur elle, finalement, ce sont les migrants qui ont retenu la majeure partie de l’attention.

De notre envoyée spéciale à Abidjan,

Deux déclarations communes marquent la fin de ce sommet entre l’Union africaine et l’Union européenne à Abidjan. La première était attendue. Elle concerne notamment le partenariat Afrique - Europe, mais aussi les jeunes qui étaient au cœur de la thématique de cette rencontre : « Investir dans la jeunesse pour un avenir durable ». La seconde déclaration s’est, elle, imposée en raison de l’actualité avec la mise en lumière ces dernières semaines du calvaire des migrants africains en Libye.

 

La situation des migrants en Libye est « dramatique » pour Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’Union africaine. Selon des estimations données lors de conférence de presse de fin de sommet, il y aurait « entre 400 000 et 700 000 migrants africains en Libye ». L’UA, avec les autorités libyennes, aurait déjà identifié près d’une quarantaine de camps. « Mais il y en aurait beaucoup plus », selon le haut responsable de l’UA. Il faut donc agir rapidement avec déjà près de 3 800 Africains identifiés à évacuer de toute urgence du pays pour la commissaire de l’Union africaine aux Affaires sociales, Amira Elfadil.

Les responsables présents au sommet condamnent donc collectivement dans cette déclaration les images qui ont montré la vente de migrants comme esclaves en Libye. Ils saluent les efforts des autorités libyennes et l’enquête qui a été ouverte. Les migrants qui le souhaitent doivent pouvoir rentrer dans leurs pays d’origine et donc les responsables soulignent la nécessité de toutes les parties libyennes de faciliter l’accès des organisations internationales et des autorités consulaires au territoire libyen. Ils appellent également à une action internationale pour accélérer la résolution de la crise libyenne.

Une « task force » UA-UE-ONU

C’est notamment le rôle qui sera donnée à la « task force » annoncée dès mercredi soir. Des sources européennes et au sein de l’Union africaine ont été claires « il ne s’agit pas d’une intervention militaire », mais plutôt d’une action conjointe, une action renforcée entre des acteurs déjà présents sur le terrain. Pas question d’envisager l’envoi de militaires étrangers sur place, confirme Moussa Faki Mahamat qui dément une divergence avec les propos du président français Emmanuel Macron tenus sur RFI et France 24 où il évoquait une « initiative policière et militaire ». Pour Moussa Faki Mahamat, ces actions auront lieu dans les pays où les passeurs et trafiquants sont aussi présents pour les traduire en justice. Et elles seront menées par les autorités des pays concernés.

Pour cette « task force », « on ne démarre pas de zéro, insiste une source européenne. L’Organisation internationale des migrations est sur terrain, le Haut-Commissariat aux réfugiés est sur le terrain. L’ONU est là ainsi que les pays d’origine. Des actions contre les trafiquants sont déjà menées, mais il s’agira d’arriver à un changement d’échelle et à une plus grande coordination ».

Une annonce loin d’être une solution pour Oxfam. Pour l’ONG, c’est encore une fois une réponse à court terme à un problème conjoncturel. Ces décisions ne prennent pas en « compte la complexité du problème libyen ». « Vous vous imaginez, il y a en Libye, en plus des migrants, près de 350 000 déplacés, affirme la responsable de l’ONG en Afrique de l’Ouest, Imma de Miguel. Qu’est-ce qu’on fait pour eux ? On ne s’attaque pas aux causes ».

Nouveau partenariat Afrique – Europe

Et pourtant, les raisons de la situation en Libye, il en a été question lors de la conférence de presse de fin de sommet. Alpha Condé, le président guinéen et président en exercice de l’UA, a rappelé que les pays africains subissent aujourd’hui les conséquences d’une intervention militaire « que nous ne voulions pas ». Il a insisté sur la voix de l’Afrique qui n’avait pas eu d’écho à l’époque, en 2011, expliquant que désormais ce ne serait plus jamais pareil. L’occasion d’évoquer pour le chef de l’Etat, le nouveau partenariat entre le continent africain et l’Union européenne.

« L’Afrique parle désormais d’une seule voix, ce qui n’était pas le cas avant. Nous sommes unis et nos partenaires ont compris que nous avons pris notre destin en main ». Le président l’a dit et redit « les choses changent ». Avoir une relation plus équilibrée, c’était l’ambition de la délégation européenne pour ce rendez-vous. Il y a eu à Abidjan dans ce domaine comme dans d’autres beaucoup d’intentions, mais finalement peu de réalisations.

C’est notamment le cas pour tout ce qui concerne les jeunes. Le sommet leur était dédié. Pourtant, il n’y a pas eu d’annonce concrète les concernant. Tous les dirigeants et responsables se sont accordés sur un point : la jeunesse est aujourd’hui en Afrique un des secteurs clés pour le développement du continent. « Nous avons écouté les jeunes, car nous ne pouvons pas faire le bonheur de quelqu'un à son insu », a même déclaré Alpha Condé dans son discours de clôture.

C’est « une opportunité gâchée » pour Friederike Röder de l’ONG One. « On avait la possibilité de définir un plan global, une véritable stratégie commune. Finalement, il n’est pas là ce plan dont on a besoin alors que la population africaine va doubler d’ici 2050 ». Et même si la responsable salue la déclaration sur la Libye, « cela ne fait qu’éteindre les feux de forêt, il n’y a pas de mesures à moyen et long terme ».

Et le défi est majeur puisque l’Afrique a désormais besoin de plus de 20 millions de créations d’emplois par an pour répondre à la démographie galopante. Dans les débats et les échanges, il a donc été question d’éducation, de formation, de la place des jeunes filles. Mais pour les grandes annonces, il faudra attendre. Attendre le 8 février 2018 et la Conférence de financement du Partenariat mondial pour l’éducation qui aura lieu à Dakar, qui se tiendra au Sénégal.

Achille Mbembe: «L'influence française est partout en recul en Afrique»

Par

Penseur de la postcolonisation, Achille Mbembe est l’un des plus grands intellectuels africains. Pour Mediapart, il livre sa réaction à chaud au discours d'Emmanuel Macron, et donne son point de vue sur les grands défis du continent, la réapparition de l'esclavage en Libye, et son inquiétude face à la montée du racisme.

Grand penseur de la postcolonisation, Achille Mbembe est l’un des intellectuels africains les plus brillants de sa génération. Né au Cameroun, il enseigne l’histoire et la science politique à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, en Afrique du Sud. On lui doit plusieurs ouvrages de référence comme Sortir de la grande nuit (2010), réflexion sur la décolonisation, et Critique de la raison nègre (2013), déconstruction de l’idée de race. Son dernier livre, Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2016), s’appuie en partie sur l’œuvre psychiatrique et politique de Frantz Fanon et raconte un continent rongé par le « désir d’apartheid », le désir de « communauté sans étranger », la recherche obsessionnelle d’un ennemi et la passion de la guerre. Pour Mediapart, il revient sur le discours de « politique africaine » de Macron.

 

Achille Mbembe © dr
Achille Mbembe © dr

Mediapart : Emmanuel Macron a prononcé ce mardi 28 novembre son discours de « politique africaine ». Se démarque-t-il vraiment de ses prédécesseurs ? Comment avez-vous accueilli son discours ?

Achille Mbembe : Emmanuel Macron a compris qu’au cours des dernières années, la France avait perdu énormément de terrain et que son influence était partout en recul en Afrique, que le moment était venu d’une profonde adaptation et d’un nouveau réalisme. Son discours montre que ce nouveau réalisme concerne en particulier la politique économique, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la rude compétition pour l'accès aux parts de marché en Afrique.

Il a aussi lâché du lest sur quelques questions symboliques (restitution des œuvres d’art, référence à Thomas Sankara, un mot ou deux sur le colonialisme, possibilité de changement du nom du franc CFA, etc). Ici et là, il a mis sur la table quelques propositions qui pourraient servir de base pour un dialogue constructif, au-delà des États.

Sur le plan militaire, la donne n’a changé ni sur le fond ni sur la forme. Bien au contraire, sous prétexte de lutte contre le djihadisme et de sécurité des Africains, la remilitarisation est à l’ordre du jour, et avec elle le risque d’une fragmentation spatiale plus nette de l’ensemble sahélo-saharien. Nul doute que sur ce plan, la pirouette qui consiste, sous le feu du verbe, à faire applaudir les soldats français ne durera que le temps d’une fleur. La présence militaire française en Afrique fait en effet partie des foyers structurants du contentieux franco-africain. 

En ce qui concerne la question si cruciale de la mobilité et de la circulation, la seule concession est le visa de circulation de longue durée pour certaines catégories professionnelles. À propos des arts et de la culture, ces parents pauvres de cet âge de l’affairisme, le projet d’une saison des cultures africaines en 2020 sera bien accueilli. Il en est de même des initiatives concernant la recherche scientifique. Pour le reste, son attachement à la francophonie étonne alors que le concept, du côté des grandes élites culturelles africaines, est désormais désuet. À relever également, le fait qu’il n’a eu presque aucun mot sur les valeurs et encore moins sur la démocratie.

Qu'attendez-vous ou plutôt que n’attendez-vous pas, plus d’un président français, de la France en Afrique ?

 
Avec la France comme avec d’autres États étrangers, il faut comprendre qu’on est dans un jeu de puissance, dans un rapport de force qui nous est, pour le moment, défavorable. Ceci n'empêche pas qu’ici et là, il puisse y avoir convergence d'intérêts. Mais globalement, on n’est en aucun cas dans une relation de parenté ou dans un rapport sentimental.

Il ne faut s’attendre qu'à ce que l’on crée soi-même. Dans ce cadre, la seule question que nous sommes en droit de nous poser est la suivante : « Afrique, qu’attends-tu de toi-même ? » Il n’y en a pas d’autre. C’est à nous de prendre soin de nous-mêmes. Tout – et je dis bien tout – est entre nos mains. Les Africains ne peuvent pas d’un côté refuser le rapport colonial et, de l’autre, nourrir des attentes déplacées à l'égard de la France. Le président de la France n’est pas le président des Africains. Si tant est que nous avons des intérêts, c’est à nous de les défendre avec intelligence, adresse et acharnement.

Pressentant la mise en scène du président Macron et de sa tournée africaine, vous avez pris les devants et coécrit, avec Felwine Sarr, une tribune dans Le Monde sans concession sur le lien France-Afrique : « Africains, il n’y a rien à attendre de la France que nous ne puissions nous offrir à nous-mêmes ». Comment réinventer les rapports entre la France et l’Afrique ?

Il ne s’agit pas seulement d’une affaire de style ou de mise en scène. Avec la France comme avec les autres puissances, il ne devrait être question que de rapports d'égalité, de mutualité et de réciprocité. Ça ne peut être ni un rapport de contrainte, ni un rapport de chantage, ni du paternalisme, ni de la condescendance. Emmanuel Macron semble avoir compris que l'époque où les uns et les autres préféraient se raconter des histoires, auxquelles d’ailleurs nul ne croyait, est révolue. Mais déduire de cela qu’il n’y a plus aucun contentieux serait tout aussi ridicule. Il a posé quelques bases assez sérieuses d’un dialogue qu’il faut espérer constructif. Il s’agit maintenant de le prendre au mot.

L’Afrique est un continent si riche, mais elle a été et reste encore le théâtre de tant de manipulations, d’exploitations, de pillages… Comment peut-elle se réapproprier son destin ? Comment rendre l’Afrique aux Africains ?

Elle ne s’en sortira pas avec cinquante-deux États croupions et tirant dans tous les sens. Elle ne s’en sortira pas en l’absence d’un réaménagement spatial et territorial de très grande envergure, et dont le but serait de la constituer en force propre sur la scène du monde. Un des obstacles auxquels elle fait face, c’est le vide hégémonique. Le continent a besoin qu'émergent trois ou quatre puissances régionales qui travaillent de concert sur le long terme, impulsent les transformations radicales dont elle a besoin et la tirent vers le haut, entraînant au passage tous les autres États. Tant que persistent ce vide hégémonique et l’absence d’imagination historique, elle sera manipulée, exploitée et pillée par d’autres puissances.

Pour repenser l’Afrique, il faut repenser les frontières, dites-vous, car le grand enjeu philosophique, politique, économique du siècle en cours est celui de la mobilité, de la circulation. Cela suppose l’abolition des frontières, notamment héritées de la colonisation. Comment y parvenir, à l’heure où l’Europe se barricade en forteresse et fait des pays d’Afrique du Nord ses « gardes-chiourmes », ainsi que vous le dénoncez, emprisonnant à ciel ouvert les migrants venant de l’Afrique subsaharienne, criminalisant les migrations ?

Il faut remuscler les politiques dites d'intégration régionale. En réalité, ce devrait être la seule et unique fonction de la Banque africaine de développement. Sa fonction historique devrait être la mise en réseau du continent et son maillage. L’abolition des frontières internes doit être l’horizon final du projet africain. Tout doit être mis en œuvre pour transformer l’Afrique en un vaste espace de circulation pour ses enfants, ses talents, ses professionnels. En attendant de les abolir, l’objectif est de rendre les frontières internes plus fluides qu’elles ne le sont actuellement et d’en faire des lieux de connexion et de passage.

Ceci passe, par exemple, par la généralisation du principe d’obtention des visas à l'arrivée pour tous les citoyens porteurs d’un passeport africain. Cela passe par d’énormes investissements dans la construction d’infrastructures régionales, des ports, des aéroports, des autoroutes, des voies navigables. Cela passe par l’harmonisation, grâce aux technologies digitales, des registres d'état civil, et ainsi de suite. Le coût de l’unification de l’Afrique sera élevé. Mais les retombées économiques et culturelles seront considérables.

 

En Algérie, où il doit se rendre la semaine prochaine, Emmanuel Macron est très attendu sur la question de la repentance coloniale. Il avait évoqué, lorsqu’il était candidat à la présidentielle, la colonisation comme un crime contre l’humanité avant de se rétracter. Pour vous, le futur de la démocratie en Europe dépendra de la capacité des sociétés européennes à s’autodécolonialiser. Comment les y pousser ?

En nous occupant d’abord de nous-mêmes. L’Afrique ne gagne rien à entretenir des relations privilégiées avec des pays ou des puissances qui, au fond d’elles-mêmes, sont incapables de s’interroger sur le bien-fondé de leur présence chez nous, ou qui sont absolument persuadés des bienfaits de la colonisation ou de la traite des esclaves. Pendant trop longtemps, nous avons laissé l’Europe se complaire dans de telles attitudes. Alors que partout plane de nouveau le spectre du racisme, il nous faut être plus exigeant, faire preuve de plus de fermeté, ne pas accepter que notre humanité est d’ores et déjà déchue, faire réviser drastiquement à la baisse les désirs de quiconque d’abuser de nos vies, de nos corps et de nos capacités de création. 

On ne peut pas faire un bout de chemin ensemble si l’on ne partage pas un même dessein, celui de l'émancipation de l’ensemble de l'humanité. De ce point de vue, il est possible qu’avec l’Europe, nous ne partagions guère aujourd’hui la même idée concernant le sens du processus historique. Pour nous, l’Histoire est entièrement à faire et à refaire. Tout est à reconstruire. Pour eux, il se pourrait que l’Histoire ait déjà eu lieu ; qu’elle se soit d’ores et déjà terminée. Nous avons besoin d’avancer. Eux veulent continuer de profiter de la rente d’une rencontre dont nous sommes sortis vaincus, d’un passé qui nous a été largement défavorable. Voilà le différend auquel il faut s’attaquer.

Comment avez-vous réagi devant les révélations sur les traitements de migrants africains en Libye, réduits à l’esclavage parce que noirs ?

Il y a un fond négrophobe qui travaille en sous-main les sociétés du Maghreb. Il faut l’exposer et l’interroger publiquement. Il existe de nombreuses études sur les traites arabes. Il faut les porter à la connaissance de tous et entamer, dans ces pays, le même genre de travail mémoriel que l’on exige du monde atlantique. Ceci dit, le chaos en Libye est la conséquence de l’intervention militaire occidentale dans nos affaires qui, loin de résoudre quoi que ce soit, expose nos États à plus de violence et à plus de destructions. Elle finit toujours par détruire les milieux de vie et les rend inhabitables. 

Par ailleurs, on aura beau pointer du doigt les trafiquants de tout acabit, l’externalisation des frontières de l’Europe au-delà de la Méditerranée est en train de créer dans le Sahel et le Sahara les conditions de tragédies à venir, dont il faudra tenir l’Europe pour responsable. Aucun Africain ne doit être étranger sur le continent africain, et le plus vite nous mettrons en place une politique continentale de la circulation, le mieux nous serons à même de protéger notre souveraineté.

Comment voyez-vous l’avenir du pays dans lequel vous enseigniez, l’Afrique du Sud ?

L’Afrique du Sud vient de perdre de très précieuses années, en partie à cause de la faiblesse de sa démocratie. L’absence d’imagination de ses élites et son tempérament insulaire l'empêchent de devenir la force d'entraînement qu’elle aurait pu être en Afrique.

Vous êtes très pessimiste sur le racisme qui ne cesse de monter et de se banaliser, en Europe, aux États-Unis et ailleurs dans le monde… Pourquoi ?

On est sur une dynamique à la fois d’involution et de cabrage. L’amplification des affects négatifs et la polarisation structurelle des clivages au sein du corps social sont, partout, en train d’ouvrir la voie à des formes de violence à la fois virulentes et vindicatives. La haine elle-même et le désir de vengeance sont devenus des passions théologiques. Il en va de même de la construction effrénée d’objets de crainte commune. À peu près partout, le politique est investi par le désir d’infliger le plus de mal possible à ceux que l’on hait, à ceux qui ne sont pas des nôtres.

À peu près partout, également, on assiste à un recul spectaculaire de l'idée d'égalité. Les niveaux réels d'inégalité n’ont jamais été aussi élevés dans l’histoire de l'humanité. L’esprit de sécession est partout. Les riches ne veulent plus vivre avec les pauvres, les citoyens ne veulent pas partager leur sol avec les migrants. Partout sont érigées des frontières, miniaturisées, militarisées, voire mobiles. L’Autre ne semble plus susciter que dégoût, la figure même de ce que l’on ne supporte plus. C’est cette configuration passionnelle du monde que j’ai qualifiée de “politique de l'inimitié”. À sa base se trouve le racisme.

Cofondateur des Ateliers de la pensée à Dakar, qui rassemblent intellectuels et artistes africains ou de la diaspora pour réfléchir aux mutations du monde, vous avez placé au début du mois de novembre la seconde édition sous le signe de la condition planétaireet de la politique du vivant. Comment lAfrique, où se manifestent les conséquences les plus tragiques dun capitalisme sauvage et effréné, peut-elle être une terre dalternative ?

Pourvu que nous mettions d’ores et déjà en place les conditions de notre futur, le temps joue en faveur de l’Afrique. Vers la fin du siècle, plus d’un quart de l'humanité sera africain. Tout n’est pas affaire de nombre. Mais dans le contexte qui s’annonce de vieillissement du monde et de son repeuplement simultané, le poids du nombre n’est pas rien. Tout est dans l’anticipation. À commencer par une profonde remise en ordre de nos États et une libération sans condition de toutes nos énergies.

Sommet UE-UA en Côte d'Ivoire:
des réunions parallèles s’organisent déjà

Le sommet UE-UA n’a pas encore commencé mais déjà des réunions parallèles s’organisent depuis dimanche à Abidjan.
© ISSOUF SANOGO / AFP
 

Le sommet UE-UA n’a pas encore commencé mais déjà des réunions parallèles s’organisent depuis dimanche à Abidjan. Ainsi à la Bourse du travail, un forum citoyen réunit plus de 600 participants venus d’Europe et d’Afrique qui planchent sur des propositions qui - espèrent-ils - seront entendues par les dirigeants des Etats qui se réuniront mercredi 29 novembre au palais des Congrès de l’Hôtel Ivoire.

Dans l’amphithéâtre de la Bourse du travail à Treichville cela vibrionne, débat, échange et parfois même s’invective. Les participants, tous issues d’ONG, de syndicats ou de plateformes sociales regroupant plusieurs nations africaines, sont assez sceptiques sur le partenariat UE-UA et ses bénéfices.

« C’est un partenariat qui dure depuis des années, explique Hélène Gnionsahe, présidente de la Convention de la société civile de Côte d'Ivoire. Et malgré ce partenariat, l’Afrique n’avance pas. Il y a beaucoup de discours aujourd’hui. La société civile est en train de demander des comptes aux politiques. Nos chefs d’Etat ont la responsabilité aujourd’hui de développer nos pays. Il ne faut pas attendre que les jeunes aillent mourir dans la Méditerranée pour réagir. »

 

Venue du Togo, Ghislaine Saizonou, membre de la Confédération syndicale internationale en charge des questions de protections sociales raconte : « Je suis très sceptique. On va faire encore une messe de plus sans résoudre le problème de la vulnérabilité et de la pauvreté en Afrique. C’est écœurant. Et nous allons les voir, ces chefs d’Etat, qui sont dirigeants, venir chacun avec leur avion, ce sont des dépenses. Avec des conseillers et de conseillères techniques, c’est des dépenses ! Qu’ils mettent ensemble ces ressources-là. Pour consacrer ça à leur population dans le domaine du développement et de la protection sociale. »

A Treichville, très loin du palais des congrès qui sera bunkerisé pour l’arrivée des chefs d’Etat, les représentants de la société civile espèrent que leur voix sera entendue pour que les drames de l’immigration clandestine en Afrique soient réglés au-delà des déclarations politiques de circonstances.