Affaire du Louvre Abu Dhabi : contre le trafic d’antiquités, un début de riposte

Enquête 

La justice doit se prononcer vendredi 3 février sur une demande d’annulation des mises en examen dans l’affaire du Louvre Abu Dhabi. Quelle que soit sa décision, la lumière a été mise sur le trafic d’antiquités, contre lequel la lutte tente de se structurer.

  • Marianne Meunier, 
Affaire du Louvre Abu Dhabi : contre le trafic d’antiquités, un début de riposte
 
Ces statues funéraires de Cyrénaïque ont été saisies en 2012 par la justice avant d’être exposées au Musée du Louvre à Paris, en 2021.ALAIN JOCARD/AFP

Novembre 2017. Les égyptologues n’en reviennent pas. La stèle de Toutankhamon est intacte, un état de conservation rarissime pour les édifices consacrés à ce pharaon. Aussi, sa taille en impose – 1,68 m. Et puis, il y a ces silhouettes gravées dans le granit roseun geste artistique d’une si grande maîtrise… Le Musée du Louvre Abu Dhabi, tout juste inauguré, révèle alors au monde le sublime monument dont il vient de faire l’acquisition.

Cinq ans plus tard, cette stèle de granit rose résume une retentissante enquête qui a conduit à huit mises en examen, dont celles de l’ancien président du Louvre Jean-Luc Martinez et de son bras droit de l’époque, Jean-François Charnier, respectivement en mai et juillet derniers. Tous deux sont soupçonnés d’avoir facilité l’acquisition par le Louvre Abu Dhabi de sept objets d’art égyptiens à la provenance douteuse. Des objets probablement pillés.

Les œuvres d’art, troisième trafic au monde

Quelles que soient ses suites judiciaires, « l’affaire du Louvre Abu Dhabi » a mis la lumière sur les rouages d’un commerce illicite mais resté, jusqu’à présent, hors des radars du public et des enquêteurs : celui des antiquités prélevées de façon illégale en Égypte, aussi bien qu’en Syrie, en Irak, en Libye, pour être vendues aux collectionneurs et aux musées occidentaux. Une composante de taille du trafic d’œuvres d’art qui, si feutré soit-il, représente le troisième au monde, derrière la drogue et les armes, et s’apparente à la grande criminalité. « L’achat de biens culturels est très intéressant pour blanchir de l’argent mal acquis, surtout en contexte de crise, où l’art est une valeur refuge », explique le colonel Hubert Percie du Sert, à la tête de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC).

En première ligne dans l’enquête sur l’affaire du Louvre Abu Dhabi, cette « police de l’art », dotée d’une équipe de 30 personnes (moitié police, moitié gendarmerie) et des pouvoirs de police judiciaire, a pour mission de « participer au démantèlement des réseaux », selon son chef, qui entend provoquer une prise de conscience parmi les acheteurs : « Ils ne peuvent plus faire comme avant et se dire “Je n’ai pas à me poser de questions sur l’origine du bien dès lors que je l’ai acquis”. La multiplication des conflits, qui favorisent le pillage, impose une vigilance. »

Prise de conscience

À la faveur de l’affaire du Louvre Abu Dhabi et d’enquêtes américaines ayant mis au jour de spectaculaires trafics, cette vigilance s’installe peu à peu. « Les musées prennent conscience de leur vulnérabilité face à des trafiquants ingénieux qui brouillent les pistes, facilitant l’acquisition d’objets illégaux », relève l’archéologue Vincent Michel, professeur d’archéologie orientale à l’Université de Poitiers et organisateur, en 2021, d’une exposition au Louvre sur le trafic illicite d’antiquités. Pour les malfrats, le contexte actuel de création de grands musées, comme aux Émirats, se révèle propice à l’écoulement de leur marchandise.

La mise en évidence de la porosité entre trafic d’antiquités et financement de Daech explique aussi ce sursaut. En mai 2015, les militaires américains découvrent des documents attestant que les terroristes financent en partie leurs activités avec le produit d’un pillage archéologique sauvage au Levant. Il n’en faut pas plus pour imposer l’expression « antiquités du sang ». Six mois plus tard, Jean-Luc Martinez, président du Louvre à l’époque, rend un rapport sur « la protection du patrimoine en conflit armé » à François Hollande. La lutte contre le trafic d’antiquités est devenue une nécessité politique.

Aucun magistrat spécialisé en France

Mais, sur le terrain, comment débrouiller l’écheveau d’un commerce opaque aux innombrables intermédiaires – pilleurs, exportateurs, marchands… ? Malgré l’existence de l’OCBC, la France ne compte encore aucun magistrat spécialisé sur le sujet. Un manque d’autant plus cruel qu’« il n’y a pas de schéma type de trafic », selon Vincent Michel.

Première difficulté : une antiquité arrachée à son site ne figure dans aucun inventaire. « Pour une œuvre volée dans une collection, on dispose de documents, explique l’archéologue Morgan Belzic, spécialiste de la Libye. À l’inverse, une œuvre pillée n’a pas de “papiers”. » Impossible de l’intégrer à Psyché, le répertoire d’Interpol des biens culturels volés.

Listes rouges et contrôle inopiné

Pour se tenir malgré tout sur le qui-vive, les douaniers disposent des 19 « listes rouges » du Conseil international des musées (Icom), « des typologies d’objets vulnérables au pillage et recherchés par les collectionneurs », explique Vincent Michel. À chaque pays correspond un ensemble d’objets classés par matière et par catégorie (sculpture, manuscrit…). Des photos l’accompagnent. Autant d’informations censées mettre la puce à l’oreille. « Si les douaniers tombent sur des tablettes cunéiformes, ils peuvent les identifier et savoir qu’elles font partie des objets en provenance d’Irak les plus recherchés », détaille l’archéologue.

Encore faut-il avoir la main heureuse… « Le flux est tel qu’il est impossible de tout contrôler », relève Morgan Belzic. Seule solution : le contrôle inopiné, qui réserve cependant de bonnes surprises. En Égypte, en 2014, les douaniers découvrent ainsi un empilement de statues de Cyrénaïque (Libye), d’Égypte et du Soudan dans un conteneur estampillé « Papier toilette ».

Faux certificat

Une fois à destination, les cargaisons frauduleuses attendent parfois des années, scellées dans des conteneurs. « 1,3 million d’œuvres dormiraient dans les ports francs de Genève, indique Vincent Michel. Les trafiquants font oublier les objets dont la disparition aurait été remarquée, en raison de leur taille imposante par exemple»

Pour les mettre sur le marché, les trafiquants doivent inventer un pedigree à l’œuvre pillée pour tromper les acheteurs avec un vernis de légalité. « Il s’agit de constituer un document qui comprenne par exemple une date d’achat antérieure à toute règlementation internationale, c’est-à-dire avant 1970 (1), le nom d’un collectionneur et son pays », explique Morgan Belzic. C’est la « provenance », soit l’historique d’appartenances. Les ficelles manquent parfois de finesse. Le chercheur se souvient ainsi du nom d’un collectionneur tout droit tiré du papier à en-tête de l’hôtel que venait de racheter un trafiquant…

Des archéologues pas assez consultés

Malgré cela, les acheteurs peuvent-ils détecter les supercheries ? « Il faut une expertise extérieure, estime la juriste américaine Lynda Albertson, spécialiste du trafic illicite d’œuvres d’art. Mais, en France, les archéologues ne sont pas assez consultés lors des acquisitions. Or, les conservateurs ne peuvent être neutres à ce moment-là : ils doivent remplir leur musée. »

Une charte de déontologie leur impose de tout faire « pour s’assurer que l’origine de propriété correspond aux cadres légaux ». Une exigence qui manque de précision, a reconnu en novembre le ministère de la culture, dans un rapport provoqué par l’onde de choc de l’affaire du Louvre Abu Dhabi. Elle fait partie des nombreuses brèches à combler pour dresser un rempart à la hauteur d’un redoutable trafic.

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Ce que dit la loi

D’après l’article 2276 du Code civil, « possession vaut titre » en matière de biens meubles, dont font partie les œuvres d’art. Dispensant le possesseur d’apporter la preuve de sa propriété, cet article est souvent invoqué en cas de contestation sur la provenance d’une œuvre.

En 2022, la justice française a cependant condamné à trois ans de prison avec sursis et 100 000 € d’amende un galeriste ayant vendu des blocs de pierres pillés sur une nécropole en Égypte, qui s’est portée partie civile. Les antiquités doivent lui être restituées. Une première, la loi égyptienne de protection du patrimoine ayant prévalu malgré la bonne foi de l’acheteur final.

La convention de l’Unesco de 1970 impose aux 143 États l’ayant ratifiée de prendre des mesures contre le commerce illicite d’œuvres d’art : inventaires, certificats d’exportation, sanctions… Comme elle n’a pas d’effet rétroactif, les faux documents d’identité des œuvres pillées comportent souvent une date antérieure.

(1) Année d’adoption de la convention de l’Unesco enjoignant aux États de prendre des mesures pour interdire et empêcher le trafic illicite des biens culturels.