Mali : Soumeylou Boubeye Maïga, la chute du « Tigre »

Mis à jour le 24 septembre 2021 à 16:24


Soumeylou Boubèye Maïga à Bamako, le 25 Mai 2013.

Poursuivi dans l’affaire Air IBK, Soumeylou Boubeye Maïga est derrière les barreaux depuis le mois d’août. L’ancien Premier ministre réussira-t-il à se sortir de ce nouveau mauvais pas ?

Il est 8 heures à la maison centrale d’arrêt de Bamako. Alors que la plupart des prisonniers se réveillent à peine, Soumeylou Boubeye Maïga (SBM) s’active déjà. Il quitte ce dortoir « sans fenêtre ni bouche d’aération » qu’il occupe depuis le 26 août dernier avec 79 codétenus, et se rend dans un autre bâtiment, là où il partage un bureau avec les agents pénitentiaires. Fidèle à sa réputation, Boubeye ne chôme pas. Tout le jour durant, il reçoit les visites de ses enfants, de son épouse, de ses amis, et mobilise son réseau.

Ses proches ne cachent pas leur inquiétude quant aux conditions de détention de l’ancien Premier ministre, mais ils l’assurent : à 67 ans, le « Tigre » est « toujours un vieux combattant qui se bat et garde le moral ».

Ce n’est qu’une fois la nuit tombée qu’il rejoint sa cellule, cette chambre exiguë où il dort aux côtés de bandits. Ce n’est pas la panacée, mais le prévenu a préféré cela à la geôle individuelle qu’on lui avait proposée pour des raisons de sécurité.

Boubeye ronge son frein. Il ne cachait plus son ambition de porter haut les couleurs de l’Alliance pour la solidarité au Mali et la Convergence des forces patriotiques (ASMA-CFP) à l’élection présidentielle de 2022 et pensait ses ennuis judiciaires derrière lui.

Le fantôme d’Air IBK

Jamais il n’aurait imaginé voir ressurgir le fameux dossier Air IBK. L’affaire remonte à 2014, SBM est alors ministre de la Défense. L’achat par l’État malien d’un Boeing 737 pour près de 20 milliards de F CFA (30,5 millions d’euros) fait scandale, et à l’époque le nom de Boubeye apparaît immédiatement.

Le 2 octobre 2014, alors qu’il se trouve à Paris pour une visite privée, il voit même sa suite du luxueux hôtel Intercontinental du quartier de l’Opéra investie par la police. Le ministre est conduit dans les locaux de la Direction centrale de la police judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine). Les enquêteurs sont convaincus qu’une transaction opaque a été effectuée grâce à l’intermédiaire de Michel Tomi, un sulfureux homme d’affaires français qui a oeuvré dans les salles de jeux en Afrique. Celui-ci est mis en examen pour corruption d’agent public étranger, abus de confiance et recel d’abus de biens sociaux.

Après quarante-huit heures de garde à vue, SBM est relâché sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui. Un ancien ministre d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) croit y voir la main de puissants soutiens : « Boubeye est très connecté avec les chancelleries. Lorsqu’il a été arrêté, Jean-Yves Le Drian [alors ministre français de la Défense] l’a soutenu en coulisses. » À l’époque, le ministre malien est surnommé « l’homme de Paris à Bamako ».

En 2018, le dossier finit par être classé sans suite. Définitivement, croit-on, jusqu’à ce qu’un procureur opiniâtre relance l’affaire. Mahamadou Timbo affirme être en possession de nouvelles preuves matérielles et du témoignage probant d’un « homme haut placé », des éléments suffisants pour rouvrir le dossier.

 

Le procureur près de la Cour suprême de Bamako a retenu cinq chefs d’inculpation contre SBM, parmi lesquels « atteinte aux biens publics par détournements » et « abus d’influence réelle ou supposée en vue d’obtenir des avantages ». Les détails ne sont pas connus par l’accusé : trois semaines après son incarcération, ses avocats assurent ne pas avoir accès au dossier malgré leurs demandes répétées auprès du juge d’instruction.

Les clés de la Défense

Intelligent et ambitieux, Boubeye « est un personnage que l’on doit avoir plutôt à l’oeil que dans son dos », confiait IBK au sujet de l’ancien chef de la sécurité d’État (1993-2000). Les deux hommes ont longtemps été ennemis, mais IBK fait confiance à SBM en lui donnant les clés de la Défense dès le début de son premier mandat, en 2013. Le défi est de taille dans un état en guerre où l’armée est en lambeaux.

L’homme a des atouts, et notamment sa relation « quasi filiale » avec Abdelaziz Bouteflika, décédé le 17 septembre dernier. SBM était gamin lorsqu’il a connu l’Algérien. Celui-ci venait se planquer à Gao pour préparer la guerre d’indépendance de son pays. Il logeait alors chez le gouverneur de la ville, dont le père de Boubeye était le chauffeur. L’affection que SBM porte à Bouteflika est intacte au point qu’il envisage de transformer la maison de son ami, à Gao, en musée. Ces liens se révèlent stratégiques face au bourbier du nord du pays.

C’EST UN PERSONNAGE QUE L’ON DOIT AVOIR PLUTÔT À L’ŒIL QUE DANS SON DOS

En septembre 2013, IBK est à Paris pour rencontrer son homologue, François Hollande, lorsque le Mali s’embrase. À Kidal, des échanges de tirs opposent l’armée malienne à des membres du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Puis, le 30 septembre, une mutinerie éclate à Kati. Des bérets verts proches de l’ex-putschiste Amadou Haya Sanogo réclament une promotion. IBK est tenu informé des soubresauts, mais c’est Boubeye qui est sur place.

À Bamako, le ministre de la Défense s’illustre dans ses nouvelles fonctions. Il lance l’opération Saniya (« propreté », en bambara) et réussit en quelques heures à mettre la main sur les mutins. Quelques mois plus tard, il arrête le général Sanogo. Grâce à Boubeye, le calme règne de nouveau à Kati, et IBK prononce une phrase restée célèbre : « Kati ne fera plus peur à Bamako, en tout cas pas à Koulouba. » L’avenir le démentira, mais, à l’époque, le régime a effectivement repris la main.

Le président ne tarit alors plus d’éloges envers son ministre de la Défense et répète souvent : « Boubeye est un homme efficace. » L’intéressé, qui préfère la rigueur à l’oisiveté, n’est pourtant guère tendre envers son président. « IBK est un ignare, lance-t-il souvent. Il ne travaille pas, et dort beaucoup. »

Une première rupture a lieu en mai 2014. Lorsqu’à Kidal l’armée malienne essuie une lourde défaite face à des groupes armés menés par le MNLA. Il faut un responsable : le ministre démissionne. Mais Boubeye sait se relever. En 2018, alors que l’élection présidentielle ne s’annonce pas facile, IBK le rappelle. Cette fois, l’enfant de Gao deviendra Premier ministre. « Il sait mettre ses troupes au travail. Il est rodé à la machine politique et connaît tout le monde », indique un ancien ministre.

Ambitieux et travailleur

SBM a le bagout du journaliste sportif qu’il fut, jeune, à Podium. Rien ne le prédestinait à la politique et, à 67 ans, il a une trajectoire singulière dans le marigot malien. Son engagement remonte aux années 1980, lorsqu’il rencontre Alpha Oumar Konaré lors d’un congrès du Parti malien du travail (PMT), à Dakar. Konaré voit en Boubeye un jeune militant ambitieux et travailleur. Quand il prend les rênes du pays, en 1992, il nomme SBM à la tête de son cabinet. Puis en 1993, alors que le pays est toujours sous la menace de putschs, il croit en lui et lui confie les clés de la sécurité d’État (DSE). Boubeye obtient là l’un des postes les plus importants de sa carrière et sans doute celui qui va lui apporter le plus d’ennemis.

À LA DSE, IL SE MUE TRÈS VITE EN DÉTECTIVE ET S’ADONNE À DES PRATIQUES PARFOIS DOUTEUSES EN CONSTITUANT DES DOSSIERS

Boubeye est très ouvert, il n’a pas peur de rencontrer les gens. Il aime serrer les mains, mais aussi scruter ses interlocuteurs. À la DSE, il se mue très vite en détective et s’adonne à des pratiques parfois douteuses en constituant des dossiers. « Il avait des fiches sur tout le monde. Dès que vous lui donniez un nom, vous pouviez être sûr que dès le lendemain il connaissait déjà l’identité et les activités de la personne », confie un observateur de la vie politique malienne. À Bamako, il se dit même que le patron des services des renseignements connaît tout sur les bouquinistes qui traînent à l’entrée de l’université de Bamako.

Des méthodes qui dérangent

Reste que ces méthodes dérangent. À la fin des années 1990, il fait arrêter l’homme d’affaires Aliou Boubacar Diallo pour une affaire de corruption présumée, la veille du mariage de sa fille. Le businessman, qui est entré en politique en créant L’Alliance démocratique pour la paix-Maliba, ne lui a jamais pardonné.

« Quand il a été nommé à la DSE, Boubeye a eu des pratiques abusives. Son nom était cité dans toutes les sales affaires », glisse un cadre de Bamako. À l’époque, Alpha Oumar Konaré protège son petit poucet. Pour faire taire les critiques, il indique qu’il est son compagnon de lutte et qu’il ne doute pas de sa moralité.

« C’est lorsqu’il a passé la main à Amadou Toumani Touré que Konaré a vu l’ampleur des magouilles dans lesquelles Soumeylou était trempé », ajoute notre source, qui a côtoyé l’ancien président. C’est la rupture entre le mentor et son protégé. Quand IBK nomme SBM Premier ministre, en 2017, Konaré confie au chef de l’État qu’il vient de se tirer une balle dans le pied.

EN AVRIL 2019, OPPOSITION ET MAJORITÉ S’ACCORDENT POUR DÉPOSER UNE MOTION DE CENSURE CONTRE LE PREMIER MINISTRE

Certains diront que l’avenir lui a donné raison. Pour la première fois dans l’histoire du Mali, en avril 2019, opposition et majorité s’accordent pour déposer une motion de censure contre le Premier ministre. Les députés pointent du doigt son bilan mitigé. Ils lui reprochent son manque de résultats dans la lutte contre l’insécurité et son incapacité à faire face au front social, alors que la grève des enseignants fait planer le spectre d’une année blanche. Boubeye sort la tête basse et laisse seul un IBK qui ne réussira jamais à reprendre totalement le contrôle.

Des griffes acérées

Le régime a été renversé. Assimi Goïta et ses hommes ont pris le pouvoir à deux reprises, en août 2020 et en mai 2021. Leur relation avec Boubeye a d’abord été bonne, Malick Diaw, le président du Conseil national de transition, le connaît de longue date. Un temps, il se disait même que Boubeye leur servait de médiateur à l’international. Ont-ils finalement eu peur de ce sécurocrate ? Voilà en tout cas l’ancien puissant derrière les barreaux.

Selon ses proches, SBM n’a pourtant pas dit son dernier mot. Il croit en sa bonne étoile, en son sens politique et en son réseau. Partout en Afrique de l’Ouest, l’ancien ministre des Affaires étrangères (2011-2012) a des amis. Lorsqu’il a été arrêté, à la fin d’août, le président Alassane Ouattara – qu’il connaît depuis le début des années 1990 – s’est ainsi enquis de ses conditions de détention auprès des autorités maliennes.

En plus de trente ans de carrière politique, plusieurs fois Soumeylou Boubeye Maïga est tombé. Mais il s’est toujours relevé. À chaque fois, il est revenu plus fort. Ces jeunes militaires, que SBM a si longtemps dirigés et surveillés, vont-ils définitivement l’écarter ? Il faut se méfier des vieux tigres, ils gardent longtemps des griffes acérées.