[Tribune] La guerre du kilichi aura-t-elle lieu ?

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Par  Téguia Bogni

Chargé de recherche au Centre national d’éducation, ministère de la Recherche scientifique et de l’Innovation du Cameroun. A coordonné l’ouvrage collectif "La Cuisine camerounaise : mots, pratiques et patrimoine", préfacé par Bruno Gain (ancien ambassadeur de France au Cameroun) et paru chez L’Harmattan en 2019

Le kilichi, à base de viande séchée, est une spécialité culinaire haoussa.
Le kilichi, à base de viande séchée, est une spécialité culinaire haoussa. © DR

Le Niger et le Cameroun tentent de s’attribuer la paternité de cette fameuse escalope de viande séchée popularisée par les Haoussas. Seule sa reconnaissance transnationale pourrait permettre de désamorcer la crise qui couve.

Le kilichi est une très fine escalope de viande séchée, marinée, encore séchée et enfin grillée au feu de bois. Généralement fait à base de viande de bœuf, de chèvre, de dromadaire et d’une marinade composée de pâte d’arachide et d’épices, ce mets est une spécialité culinaire haoussa.

Les Haoussas sont un peuple d’Afrique centrale que l’on retrouve principalement au Nigeria et au Niger. Leurs qualités de grands commerçants se déplaçant sur de longues distances ont conduit, au long des siècles, à l’éparpillement d’importantes communautés au Cameroun, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Soudan, au Togo, au Burkina Faso, au Gabon, au Bénin et au Ghana. Cette dispersion de part et d’autre de l’Afrique a fortement contribué à ériger le haoussa en l’une des langues les plus véhiculaires du continent, selon l’Atlas des peuples, édition 2018.

Le mot kilichi vient de l’arabe qulūs, le pluriel de qals, qui signifie câble ou corde. On peut faire un rapprochement avec le khlii, un en-cas de viande, que l’on retrouve au Maroc. La piste d’une influence arabe est donc envisagée. Par ailleurs, plusieurs autres produits carnés de la gastronomie camerounaise, tels le marara, le soya, le siré ou encore le siré bakourou, viennent de la culture et de la langue haoussa. En effet, les Haoussas sont reconnus pour être d’excellents bouchers depuis plusieurs générations ; ils sont d’ailleurs au cœur de la gestion d’un grand nombre d’abattoirs.

Rivalités latentes

Si la cuisine peut apaiser les tensions, force est de constater que cette escalope d’exception est au cœur de rivalités latentes . En effet, Canal+ Afrique a diffusé le 16 mars 2021 l’émission « Rendez-vous : street food à Niamey ». On peut y voir, lors d’une séquence sur le kilichi, le chef Raoul Coly dire ou demander à son interlocutrice : « Et le kilichi, en fait, on le trouve qu’ici au Niger ? » Ce à quoi celle-ci répond : « Le savoir-faire vient du Niger. Même si les gens l’ont transporté dans d’autres pays, peu importe. Ce sont des Nigériens, des Haoussas qui partent et qui l’apportent avec eux. » Selon l’entendement de cette dame, les kilichis faits au Cameroun, au Nigeria et au Tchad, par exemple, seraient l’œuvre exclusive des Nigériens haoussas. À bien y regarder, ces propos sont problématiques à plus d’un titre. Car tous les Haoussas présents dans d’autres pays que le Niger ne sont pas forcément des Nigériens. Et le fait que ceux-ci se retrouvent dans autant de pays est consécutif aux frontières nationales établies après les indépendances. Alors, comment le kilichi pourrait-il appartenir à un seul pays plutôt qu’à l’ethnie haoussa, laquelle est par ailleurs transnationale ?

Appropriation culinaire

Y a-t-il une volonté du Niger de revendiquer l’appellation « kilichi » ? Visiblement, oui. Puisque Niamey cherche à obtenir une Indication géographique protégée (IGP) dénommée « Kilichi du Niger » auprès de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (Oapi). Cette initiative fait suite à un atelier sur les indications géographiques, tenu du 27 au 28 décembre 2019 à Niamey. Au vu des enjeux identitaires et économiques que revêt ce feuillet d’escalope, le Cameroun s’est lui aussi positionné avec l’inscription du kilichi, par arrêté ministériel le 21 février 2020, comme élément culturel immatériel au patrimoine national. La prochaine étape est, à coup sûr, son inscription sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’Unesco. En 2016, la création du label « kilichi de Ngaoundéré » avait déjà été évoquée.

Seule la reconnaissance transnationale de ce produit carné aux différentes communautés haoussas peut permettre de désamorcer le conflit d’appropriation culinaire qui pointe à l’horizon. Par ailleurs, l’organisation d’un concours international contribuerait à valoriser le kilichi et, par prolongement, à rapprocher ce grand peuple dispersé.