Les blessures indélébiles des victimes d’abus sexuels

Analyse 

Durant trois jours, l’assemblée des évêques réfléchit à la responsabilité de l’Église dans les agressions sexuelles, en faisant notamment participer des victimes à leurs discussions. Pour ces hommes et ces femmes, se relever est un parcours très long, douloureux, qui passe souvent par des années de thérapie.

  • Christophe Henning et Céline Hoyeau, 

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Les blessures indélébiles des victimes d’abus sexuels
 
Les victimes soulignent l’importance de l’accompagnement psychologique dans leur reconstruction.NATALIE MILLER/PLAINPICTURE

« On ne peut revenir “comme avant”, on ne peut donc réparer. En revanche, on peut inventer quelque chose de nouveau. » Forte de son expérience auprès de centaines de patients, Isabelle Chartier-Siben en est convaincue : si l’on ne peut effacer l’agression sexuelle subie, les victimes peuvent toutefois « vivre avec ce qu’elles sont devenues »« Il y faut du courage et de l’audace », ajoute la médecin, psychothérapeute et victimologue.

→ ANALYSE. Face aux abus sexuels, l’Église approfondit son examen de conscience

Se reconstruire après une agression sexuelle relève d’un parcours long, douloureux, parfois sur toute une vie. Les victimes invitées à l’assemblée extraordinaire des évêques sur les abus sexuels, cette semaine, en témoignent depuis des mois auprès des responsables d’Église. À l’évidence, un suivi thérapeutique joue un rôle indispensable, certaines personnes abusées durant l’adolescence étant, à plus de 60 ou 70 ans, encore en thérapie.

Surmonter la paradoxale culpabilité de la victime

Libérer la parole est la toute première étape, d’autant que l’agression peut être enfouie dans les tréfonds de la conscience : surmonter la honte, l’angoisse, la paradoxale culpabilité qu’éprouve la victime quand l’horreur de l’abus remonte à la mémoire, surgit de plein fouet à la conscience, et trouver une oreille neutre, prête à entendre la vérité, aussi crue qu’elle puisse être.

Sans un tel accompagnement, le père André (1), violé dans le cadre de sa communauté religieuse, ne s’en serait pas sorti. « Je me suis battu dans toutes les directions pour essayer de sortir de la dépression. Sessions de guérison, art-thérapie… c’est finalement grâce à mon psychothérapeute que tout ce que j’ai vécu a pris sens. »

Rencontres avec d’autres victimes

Pour Alice (1), sortie au bout de vingt ans d’une communauté nouvelle où elle a été abusée sexuellement par son père spirituel, l’accompagnement psychologique a été essentiel. « Je m’en voulais énormément : comment n’ai-je pas eu la force de dire non ? Pourquoi suis-je restée si longtemps dans cette communauté ? Ce chemin m’a permis de mieux comprendre pourquoi j’avais été une “proie”. Non pas tant en raison de failles psychologiques que par mon profil même, avec un idéal très fort, faisant d’emblée confiance. »

→ ÉDITO. Comprendre le passé

Participer à des rencontres avec d’autres victimes, lire des témoignages et des analyses sur les mécanismes de l’emprise, l’ont aidée également à reprendre pied. Alice cite encore l’écoute bienveillante de quelques amis qui « n’ont pas minimisé la gravité des actes et surtout, leurs conséquences », ainsi que le regard de ses collègues qui, tout en sachant globalement ce qu’elle avait vécu, ne l’ont « pas accueillie uniquement en tant que victime » mais ont fait confiance en sa « capacité à repartir dans la vie ».

« L’argent ne répare rien mais fait partie de la reconnaissance »

La parole ne doit d’ailleurs pas enfermer la personne dans son état de victime mais bien désigner l’agresseur et le mal qui a été infligé. Si une reconnaissance collective est capitale, « il faut que pour chaque victime, l’Église reconnaisse que “c’est vrai”, et qu’il y a bien eu agression », glisse une victime. Pour Alice, la rencontre de responsables d’Église, « sans langue de bois », a beaucoup compté : « J’avais besoin d’entendre une parole de vérité sur la réalité dont je venais : “Oui, ce que vous avez vécu n’est pas normal”. »

Sur ce long chemin de restauration, il s’agit aussi de « dégager en soi cette pépite de vie qui attend, dans les décombres », souligne Isabelle Chartier-Siben. « Il a fallu inventer, découvrir ce qui pouvait me faire renaître », témoigne le père André. Beaucoup reprennent ainsi pied grâce à une pratique artistique ou un engagement sportif. Certains ont gardé la foi, qui leur est d’un vrai secours.

La vie amoureuse et familiale est évidemment un soutien précieux même s’il faut apprendre à gérer « le chahut affectif » provoqué par l’agression. Pour Jean-Pierre Sautreau (2), victime à 12 ans de deux prêtres vendéens, l’écriture a été le déclencheur d’une renaissance, là où les dégâts étaient « considérables – entrée dans la vie chaotique, perte de confiance, addictions… » « Si la vie nous a fait don d’une passion, cela peut nous aider à survivre… Mais il reste une fragilité, une marque indélébile. »

Un processus d’indemnisation pas encore établi

En novembre 2019, les évêques s’étaient accordés sur le principe d’un forfait unique pour chaque victime, qui aurait été financé par la création d’un fonds spécifique.

Face aux protestations d’une partie des fidèles, ils ont suspendu cette décision.

L’assemblée extraordinaire de cette semaine va leur permettre de réfléchir de nouveau à la question. Pour certains, l’investissement de l’Église devrait aller jusqu’à la prise en charge très concrète des frais engagés dans une psychothérapie.

Des décisions sur un dispositif de « reconnaissance de la souffrance vécue » par les victimes devraient être prises lors de l’assemblée de printemps, qui se réunira du 23 au 26 mars.

(1) Les prénoms ont été changés.

(2) Criez pour nous, Nouvelles Sources, 2021, 300 p., 18 €.