« Passeports dorés » : quand les Africains fortunés s’offrent une double nationalité

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Mis à jour le 10 novembre 2020 à 11h35
Une centaine d'États accordent des passeports ou des visas "dorés" (image d'illustration)

Une centaine d'États accordent des passeports ou des visas "dorés" (image d'illustration) © Peter Garrard Beck/Gettyimages

 

En pleine pandémie de Covid-19, de plus en plus de riches Africains se tournent vers les « passeports dorés ». Enquête sur ces laissez-passer que délivrent des pays avides de capitaux étrangers et qui permettent de se jouer des frontières. À condition d’y mettre le prix.

Les signes extérieurs de richesse changent avec l’époque et le Covid-19. Aux jets privés, désormais cloués sur les tarmacs des aéroports, les grandes fortunes de ce monde préfèrent désormais une double nationalité qui leur permettra de franchir des frontières cadenassées pour cause de confinement. Bienvenue au temps des « passeports dorés ».

C’est le cas des ressortissants aisés des pays en développement, notamment africains, « habitués à se faire soigner à l’étranger et qui se sont retrouvés coincés dans leur pays lors de la première vague », explique Armand Arton, président du cabinet Arton Capital, spécialisé dans ce marché de plus en plus lucratif au fil des flux et reflux du coronavirus.

« Citoyenneté par investissement »

Depuis ses origines, l’industrie de « la citoyenneté par investissement » raffole de ces périodes de crise et d’incertitude auxquelles elle doit sa bonne fortune, l’actuelle pandémie n’étant que la dernière en date. Inauguré en 1984 par les autorités de Saint-Kitts-et-Nevis afin de financer la relance du secteur sucrier local sans avoir à passer sous les fourches caudines du FMI, le concept fait rapidement des émules dans des pays à forte tradition migratoire comme le Canada, puis les États-Unis, qui accueilleront au début des années 1990 de nombreuses fortunes hongkongaises avant la rétrocession du territoire à la Chine.

La pratique reste ensuite des plus confidentielles jusqu’à la crise financière de 2008 qui, selon Nuri Katz, fondateur d’Apex Capital Partners, autre acteur de poids du secteur, « fait prendre conscience à de nombreux pays en recherche de financements que leur citoyenneté est un bien comme les autres ». Et qu’il peut leur rapporter beaucoup d’argent.

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UNE CENTAINE D’ÉTATS ACCORDENT CES PASSEPORTS OU CES VISAS

Les programmes fleurissent alors dans les micro-États insulaires des Caraïbes, où ils contribuent à financer le développement du tourisme, ainsi que dans les petits pays européens en mal de liquidités. En sept ans, Chypre a collecté pour 8 milliards de dollars d’investissements immobiliers pendant que la Dominique a pu se relever du passage dévastateur du cyclone Maria fin 2017 grâce à la vente de ses passeports.

En Moldavie comme à la Grenade ou dans les Îles Salomon, ces rentrées d’argent pèsent chaque année jusqu’à 20 % du PIB. Selon l’OCDE, près d’une centaine de pays accordent aujourd’hui des titres de séjour permanents (passeports) ou temporaires (visas) pour attirer des capitaux étrangers.

Passeports « puissants »

Aucun pays africain ne s’est encore officiellement positionné sur un marché qui, ces dix dernières années, aurait permis de générer entre 20 et 25 milliards de dollars d’investissements directs. Mais l’arrivée de la pandémie a accéléré la réflexion chez certains, comme Maurice qui, le 28 octobre, a annoncé la création d’un visa premium destiné à ceux qui peuvent télétravailler loin de chez eux. « Suite au Covid-19, cinq à six pays devraient démarrer leur propre programme dans les douze mois », annonce déjà Armand Arton, comme les Tuvalu, dans le Pacifique, ou la Macédoine et l’Albanie en Europe.

En Afrique, à part Maurice et les Seychelles, rares sont les États à pouvoir capitaliser sur leur passeport. Il doit pour cela être attrayant, « puissant » pour reprendre le terme utilisé par le cabinet britannique Henley & Partners, qui publie chaque année depuis 2006 son classement mondial des passeports, établi en fonction du nombre de pays qu’ils autorisent à visiter sans visa.

Et là encore, le coronavirus a chamboulé la donne en quelques mois. Globalement épargnés par la pandémie, l’Australie et la Corée du Sud ont vu leurs pièces d’identité progresser dans la liste, pendant que celles émises par les États-Unis, la Russie ou encore le Brésil, dont les ressortissants ne sont plus autorisés à pénétrer dans l’Union européenne (UE), ont lourdement chuté.

Le document américain disparait même pour la première fois des dix premières places du classement, « ouvrant un nouveau marché très lucratif aux États-Unis », constate déjà Armand Arton.  À mesure que la situation sanitaire s’aggrave dans leur pays, les riches américains rejoignent ainsi en nombre – un flux en hausse de 700 % comparé à 2019 – leurs homologues du Moyen-Orient et de la Chine, qui représentent aujourd’hui plus de 80 % des 25 000 candidats à une double-nationalité enregistrés chaque année en toute discrétion, patriotisme économique oblige.

Une demande africaine en hausse

Les Africains sont pour l’instant encore peu nombreux à entamer une telle démarche, « mais les choses sont en train de bouger », constate Nuri Katz, qui prévoit d’ouvrir un bureau sur le continent dans les prochains mois. D’abord, parce que le nombre de millionnaires en dollars est en forte augmentation sur un continent où les infrastructures de santé et d’éducation restent généralement défaillantes.

Ensuite, parce que la grande majorité des passeports délivrés en Afrique sont loin d’être des passe-partout et que des pays comme l’Éthiopie et l’Égypte occupent même la fin du classement établi par Henley & Partners, en compagnie du Yémen, de la Syrie et de l’Irak. Pire, une place forte économique comme le Nigeria a dégringolé de plus de vingt places en dix ans. « Insupportable pour des entrepreneurs qui veulent ni plus ni moins bénéficier des mêmes libertés de mouvement qu’un Occidental », reprend Nuri Katz.

Plutôt que de courir le risque de se voir assigner à résidence dans leur pays à la suite de soubresauts politiques, économiques ou dernièrement sanitaires, les High Net Worth Individuals (HNWI, « personnes de haute valeur ») d’Afrique se laissent donc à leur tour séduire par les « passeports dorés ». Créé il y a cinq ans, le programme mis en place à Sainte-Lucie n’avait jamais reçu la moindre demande en provenance d’Afrique. Depuis septembre, les autorités de cette petite île des Antilles ont délivré une soixantaine de passeports à de riches Nigérians.

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UNE SECONDE NATIONALITÉ DANS LES ANTILLES DONNE ACCÈS À PLUS DE 140 PAYS, DONT LES ÉTATS DE L’UE

Dans le même temps, les Sud-Africains ont été plusieurs centaines à opter pour les douceurs du Portugal, rejoints par quelques Kényans. Les Francophones – Algériens, Sénégalais et Ivoiriens en tête – continuent quant à eux de préférer les frimas du Québec, tandis que les contingents nigérians et ghanéens ont triplé dans les autres provinces du Canada.

À partir de 100 000 dollars

Le ticket d’entrée pour certaines destinations exotiques, épargnées qui plus est par le Covid, est des plus abordables. Le passeport du Vanuatu présente certainement aujourd’hui le meilleur rapport qualité-prix. Pour 130 000 dollars, il permet à son détenteur de voyager dans 130 pays et il est livré à domicile en moins d’un mois. Dans les Antilles, il suffit d’investir entre 100 000 dollars (sur l’île de la Dominique) et 200 000 dollars (à la Grenade) dans les différents fonds souverains nationaux existants pour offrir une seconde nationalité à toute sa famille, avec un accès permanent à plus de 140 destinations dans le monde, dont les différents États de l’UE.

La formule est d’ailleurs bien plus avantageuse que celle consistant à acheter directement un passeport européen. Au Portugal, la première option démarre à 350 000 dollars. Elle dépasse le million de dollars d’investissements dans l’immobilier à Malte ou à Chypre. La pandémie a néanmoins assoupli certains programmes existants. Il n’est par exemple plus nécessaire d’être physiquement présent dans les pays pour en demander la nationalité. Certains nouveaux citoyens ne mettent même jamais les pieds dans leur lieu de résidence tout neuf.

Corruption et évasion fiscale

« Une seconde citoyenneté, c’est davantage un style de vie », estime Armand Arton. Qui fait parfois froncer quelques sourcils du côté du commun des mortels, qui lui n’a pas les moyens financiers de ses compatriotes les plus riches pour assurer sa liberté de mouvement, mais aussi au sein des instances internationales, Commission européenne et OCDE en tête, vite tentées de faire l’amalgame entre passeports dorés et paradis fiscaux.

Le scandale qui a éclaté à Chypre en 2019 a réveillé les pires craintes à Bruxelles. Une enquête de la presse locale a révélé la présence d’une vingtaine d’escrocs notoires, dont l’homme d’affaires kenyan Humphrey Kariuki Ndegwa et sa femme Stelia Nasike, parmi les 4 000 passeports délivrés par Nicosie depuis la mise en place du Cyprus Investment Program (CIP) en 2011.

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L’EUROPE N’A QU’À PERMETTRE AUX AFRICAINS DE SE VENIR PLUS FACILEMENT »

Déjà échaudée après l’assassinat à Malte, deux ans plus tôt, de la journaliste Daphne Caruana Galizia, alors qu’elle enquêtait justement sur les soupçons de corruption et d’évasion fiscale liés au programme de citoyenneté de son pays, la Commission a tapé du poing sur la table pour que les pays membres durcissent les critères d’attribution de leurs passeports. « Pas de maillon faible au sein du marché intérieur commun », dit en substance une note publiée sur le sujet l’année dernière.

« Pour l’UE, ses passeports ne devraient pas être à vendre, s’amuse Nuri Katz. Elle aime donc entretenir la confusion. » Chez Arton Capital aussi, on réfute toute volonté d’optimisation fiscale chez ses clients : « il existe des solutions bien moins contraignantes pour cela ». Et comme le rappelle le Sud-africain Chris Immelman, courtier en citoyenneté dans son pays, « si l’Europe veut réduire le nombre de demandes pour un second passeport, elle n’a qu’à permettre aux Africains de s’y rendre plus facilement ».