Le Père Jean Jacques MukangaAprès six ans à Bandiagara (pays Dogon), le Provincial me demanda de partir à Gao pour remplacer un confrère européen, car la région devenait dangereuse pour les Européens. Je suis parti à Gao conscient de la situation, mais je ne pensais pas que nous serions visés directement par des islamistes. La région de Gao a souvent connu des rébellions, mais les chrétiens n’ont jamais été pris à partie. Deux mois après mon arrivée là-bas, la tension ne faisait que monter : des otages, des vols des voitures, des attaques sur les routes. Nous en parlions en communauté, sans pour autant penser à partir.

Avec la prise de Tessalit, Haguel Hoc et Menaka, et l’arrivée des déplacés à Gao, la peur gagne peu à peu la population et nous oblige à être prudents et vigilants. C’est surtout après le putsch à Bamako, suivi de la prise de Kidal, que nous avons commencé à penser à un éventuel départ. Nous étions au courant qu’il y avait un groupuscule islamiste dans la rébellion. Il ne s’agissait pas seulement d’une rébellion pour des causes politiques (MNLA), mais aussi religieuses (An sardine et AQMI).

Partir ou rester ? Quand et Comment ?
Il nous a été très difficile de décider de partir parce que nous voulions vivre en communion avec la communauté chrétienne cette ‘Semaine Sainte’ assez spéciale. Les affrontements ont commencé à 9 heures. La ville est tombée à 15 heures. Nous étions bloqués dans notre maison, cherchant comment nous en sortir. Le danger était déjà là. J’avais vécu une telle situation à Bukavu (RD Congo) en 1996 tout au début de ma formation missionnaire. Nous avons alors reçu des appels de partout (de nos Provinciaux, de nos confrères et amis) nous demandant de partir, mais comment ? Je pris le temps de téléphoner et de leur écrire un mail présentant la situation en bref. Dieu aidant, à 16 heures, il y eut une accalmie qui n’a pas duré. À 21 heures, quelqu’un nous appelle pour nous dire de partir si possible parce que le camp militaire à 10 km de la ville venait de tomber. Au bout de 30 minutes, avec les quatre sœurs de Saint Joseph de Cluny, nous étions en route avec l’espoir de revenir quelques jours plus tard !

L'église de Gao avant sa destruction
Cette église était l’église catholique de Gao. Elle a été détruite par les rebelles islamistes.

Sur la route, le gardien nous appelle au téléphone, tout affolé, nous demandant de continuer parce que les islamistes nous cherchaient partout et cassaient tout dans la maison. Arrivés à Gossi (240 km de Gao), nous traversons des positions maliennes puis, de l’autre côté, les positions des rebelles qui ont tiré sur nous plusieurs fois. Heureusement, nous avons échappé. Une embuscade avait été tendue avant notre passage : nous avons vu des voitures accidentées et quelques corps jonchaient la route. Nous avons roulé toute la nuit et nous sommes arrivés à Bandiagara pour la messe des Rameaux.

Les conflits armés désormais inscrits
au cœur de la Mission en Afrique

Après avoir vécu tout cela, le congé fut pour moi à la fois un temps de repos et de relecture de mon expérience missionnaire. Après un recul, je peux dire que j’inscris désormais les conflits armés (politiques ou religieux) comme faisant partie du contexte missionnaire. Comme pour le Christ, la mission peut être dangereuse et peut aboutir à une mort brutale. Cependant, la vie comme le martyr sont tout d’abord des dons de Dieu : c’est lui-même qui nous protège. Nous, missionnaires, portons chacun un “visum pro martyrio”, consciemment ou pas, comme le disait le cardinal Lavigerie, car les conflits peuvent surgir n’importe où et n’importe quand en Afrique comme ailleurs.

Selon mon expérience, le discernement communautaire est une force rassurante dans les moments difficiles. Vivre de telles situations et s’en sortir ensemble renforce nos liens de fraternité. L’accueil chaleureux, le partage et l’humour des confrères, des parents et amis autour de notre “repli stratégique”, m’ont fait découvrir le souci commun que nous portons à la mission. Savoir aussi que je ne suis pas seul à porter ce poids de souffrance et qu’il y a, à Gao, ceux qui continuent à souffrir et ne peuvent pas partir de chez eux, me permet de relativiser mon expérience.

La mission à Gao est-elle finie ?
La mission à Gao est-elle finie ? Après plus de soixante ans de présence à Gao, nous n’avons aucun chrétien originaire de Gao et, avec notre départ, nous pouvons être tentés de penser que c’est la fin de la mission à Gao. Mais, à travers les contacts, les messages et les coups de téléphone que je reçois de nos frères musulmans (Bellas, Touaregs ou Songhaï), j’ose croire que c’est tout à fait le contraire.

Aujourd’hui, la mission continue, mais autrement. Tout d’abord, les marques de sympathie et de solidarité affichées par nos amis musulmans manifestent qu’ils ont perçu quelque part le sens et l’importance de notre présence. Beaucoup espèrent voir le retour des Pères et des Sœurs. Le témoignage de vie et de proximité que les confrères ont vécu depuis plus de soixante ans est comme une semence de vie semée dans les cœurs des gens et ne peut disparaître avec la destruction de l’église ou le pillage du presbytère : elle est plus profonde que cela. Ce témoignage continue à travers les chrétiens de Gao (Maliens comme étrangers) avec qui nous vivions en famille et qui, aujourd’hui, se retrouvent chez eux et continuent à vivre leur foi malgré tout. La persécution des chrétiens a souvent été pour l’Église une occasion de propagation et d’affermissement de sa foi. Même en notre absence, Dieu continue sa Mission dans le cœur des hommes.

Notre présence n’étant pas possible pour le moment, notre tâche aujourd’hui est de maintenir le contact, même de loin, avec les amis musulmans restés au Nord et avec les chrétiens qui essayent de rester chez eux. Nous gardons l’espoir de revenir à Gao. La mission continue !

Jean Jacques Mukanga

(article tiré du Petit Echo n° 2040 du mois d'avril 2013)