Histoire

[Tribune] Algérie-France : Abdelmadjid Chikhi intransigeant sur la restitution des archives coloniales

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Mis à jour le 22 décembre 2020 à 13h49

 

Par  Damien Glez

Dessinateur et éditorialiste franco-burkinabè.

Les autorités algériennes réclament la totalité des archives coloniales à Emmanuel Macron.

Le directeur des archives algériennes réclame aux autorités françaises la totalité des archives coloniales, dénonçant les « faux prétextes » dont userait Paris à ce sujet.

Chargé, en juillet dernier, de travailler sur la mémoire de la colonisation et de la Guerre d’Algérie, de concert avec l’historien français Benjamin Stora, le directeur des archives algériennes vient de lancer, ce 21 décembre, un appel aux autorités françaises. Plutôt cinglant, Abdelmadjid Chikhi réclame « la totalité » des archives françaises qui concernent la présence coloniale en Algérie, une période qui va de 1830 à 1962.

Il justifie son ton peu diplomatique par la dénonciation de « faux prétextes » dont userait la France, comme « la déclassification de nombre d’archives pourtant réunies depuis plusieurs décennies ». Il s’exprimait lors d’une conférence de presse au siège de la radio publique à Alger.

À ceux qui voudraient noyer le poisson de la mémoire dans des négociations potentiellement interminables, Abdelmadjid Chikhi tranche à l’avance en indiquant : « Les demandes de la partie algérienne sont claires et ne nécessitent pas de concertations ».

Affabilité et intransigeance

Tissant affabilité et intransigeance, il évoque tout à la fois « les relations apaisées et équilibrées » auxquelles chacun doit œuvrer, dans la gestion commune d’un passé qui « ne saurait être effacé ou oublié » et la législation française critiquable sur la gestion des archives publiques. Car si la France a restitué à l’Algérie une partie des archives concernant celle-ci, elle a jusque-là conservé le stock relatif à l’histoire coloniale qu’elle indique relever de sa souveraineté.

Si le directeur des archives algériennes considère que la mémoire archivée est « inaliénable et imprescriptible », il n’ignore pas que les anciens combattants algériens avides de vérité subissent, eux, les affres du temps, six décennies après le dernier voyage du général de Gaulle en Algérie. N’est-il pas temps de prendre Emmanuel Macron au mot, lui qui est né quinze ans après les accords d’Evian ?

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COMMENT « REGARDER » CE PASSÉ, SANS CONSULTER L’INTÉGRALITÉ DES TRACES ARCHIVÉES ?

Ces mots de Macron, ce sont ceux qu’il prononça, alors qu’il n’était que candidat à l’élection présidentielle de son pays. Dans une interview à la chaîne algérienne Echorouk News diffusée le 14 février 2017, le futur chef de l’État avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie ». Il évoquait une période coloniale que chacun devait « regarder en face » en présentant aussi des « excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels » des gestes condamnables avaient été commis. Comment « regarder » ce passé, sans consulter l’intégralité des traces archivées ?

Les mots de Macron qu’il faut également prendre au pied de la lettre sont ceux qu’il a régulièrement prononcés à propos des archives de toute période historique. En janvier dernier, au Mémorial de la Shoah, le président français rappelait l’importance des archives dans le travail des historiens et plus largement dans « la lutte contre l’oubli et tout négationnisme ». Plus spécifiquement sur le terrain africain, c’est devant des étudiants burkinabè, six mois après son élection, qu’il promettait la déclassification de « tous les documents produits par les administrations françaises pendant le régime de Thomas Sankara », icône justement anticolonialiste.

Le gage de transparence vaut-il moins pour un président en quête de réélection que pour un candidat ou un chef de l’État frais émoulu ? La réaction que suscitera Abdelmadjid Chikhi répondra sans doute à cette question…

« L’art noir et la colonisation relèvent d’une histoire commune »

| Par 
Mis à jour le 21 décembre 2020 à 17h46
Monsengo Shula, Ata Ndele Mokili Ekobaluka (Tôt ou tard le monde changera), 2014 Acrylique et paillettes sur toile, 130 x 200 cm

Monsengo Shula, Ata Ndele Mokili Ekobaluka (Tôt ou tard le monde changera),
2014 Acrylique et paillettes sur toile, 130 x 200 cm © Collection privée, Monsengo Shula, Florian Kleinefen

 

Historienne de l’art et directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), Anne Lafont analyse la place de l’art noir dans les sociétés occidentales et la façon dont il est influencé par l’héritage colonial et postcolonial.

Jeune Afrique : Vous avez récemment dirigé un numéro de la revue Critique (876-878) intitulé « Art noir ». Est-ce que ce terme est assez précis ?

Anne Lafont : Pour ce numéro, il nous a paru intéressant de partir de la terminologie de Paul Gilroy, théoricien de l’art britannique, sur « l’Atlantique noir », et de voir dans quelle mesure il y avait des pratiques artistiques qui s’intéressaient à la période allant des premières explorations européennes au XVème à aujourd’hui. C’est-à-dire des pratiques qui considèrent l’histoire coloniale et la traite négrière comme la face sombre de la modernité, même si elles en font partie.

Nous avons donc travaillé sur des lieux différents, qui sont en fin de compte les côtes de l’Atlantique, africaines, européennes, américaines et caribéennes. Nous avons voulu pointer le fait que la question de l’art noir et celle de la colonisation relèvent aujourd’hui d’une histoire commune, et que les artistes noirs mais aussi les critiques d’art travaillent dessus.

Est-ce que la position géographique des artistes influence cette définition de l’art noir ?

C’est une catégorie ouverte, son intérêt vient du fait qu’il y a des artistes qui travaillent sur ces sujets depuis différents points du monde. Ceux qui vivent en Afrique continentale et ceux issus de toutes les diasporas évidemment. Les artistes africains-américains sont pionniers dans la manière dont cette catégorie a été conceptualisée, avec les notions de « British Black Art » [art noir britannique] et de « Black Art » liées à celle de « Blackness » [« négritude »]. Mais cette catégorie n’est pas décalquée à partir de la race ou de la couleur de la peau, c’est plutôt la revendication d’une histoire commune.

Revue Critique n°876/878 (mai-juin-juillet 2020), dirigée par Anne Lafont. 594 pages, 14,50 euros

Comment l’héritage colonial et postcolonial a-t-il influencé l’émergence des scènes artistiques noires depuis quarante ans ? Et est-ce que l’Europe a contribué à leur visibilité ?

D’abord la création artistique en Afrique n’a pas émergé d’un coup, elle a toujours existé. Mais depuis la fin des années des années 1980, il y a un certain nombre d’acteurs qui s’activent pour faire reconnaître cet art dans les musées ou les collections et dans les revues européennes. Je pense à « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou (1989), une exposition majeure, comme celle du Moma de New York sur l’art africain classique dans les années 1980.

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EN EUROPE, LA QUESTION IMPÉRIALE ET COLONIALE AU SENS LARGE EST PLUS IMPORTANTE QUE CELLE DE L’ESCLAVAGE

C’est une forme de reconnaissance auprès d’un public occidental, et cela change les pratiques des historiens de l’art et des collectionneurs, d’abord en Europe et aux États-Unis puis au niveau mondial. Ces expositions marquent l’entrée d’une certaine forme d’art africain dans la catégorie « art contemporain « . « Magiciens de la terre » est ainsi à l’origine de la collection que Jean Pigozzi a constituée avec l’aide du marchand d’art André Magnin. On peut citer aussi la Revue Noire, qui a été fondée en 1991 en réaction à cette exposition. L’un des principaux acteurs de la revue, Simon Njami, est devenu commissaire de l’exposition « Africa Remix », présentée en 2005 à Paris.

Ce sont des moments clés dans la reconnaissance institutionnelle par l’Europe de la production artistique contemporaine de l’Afrique. Les années 1990 ont été un temps de transformation majeure pour l’art africain. Plus récemment, on a vu l’exposition Beauté Congo à Paris à la fondation Cartier. Et, aujourd’hui, en France, de nombreuses thèses de doctorat se penchent sur l’art contemporain en RDC, ou sur l’art traditionnel au Gabon…

Anne Lafont, historienne de l’art et directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales
Anne Lafont, historienne de l'art et directrice de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales © DR

En Afrique aussi, des critiques d’art produisent des travaux sur l’histoire de l’art africain. Je pense à Babacar Mbaye Diop [Université Cheikh Anta Diop, Dakar], qui a étudié la critique de l’art africain au XXème siècle. Il tente de faire la jonction entre la critique d’art européenne et une critique africaine de l’art africain qui a peiné à émerger. Sylvester Okwunodu Ogbechie [Université de Californie] travaille quant à lui sur les collections d’art africain en Afrique.

Vous avez travaillé sur la visibilité des esclaves dans la peinture du XVIIIème siècle. Mais l’esclavage reste-t-elle une référence pour des artistes africains, africains- américains ou caribéens ?

Je vois des distinctions géographiques entre artistes. Les formes violentes de l’esclavage demeurent un enjeu majeur dans la création artistique africaine-américaine, comme le montre le travail de Huey Copeland sur la question de « Slavery and Blackness » [esclavage et négritude] et celle des résurgences de l’esclavage dans l’art contemporain.

Il me semble que chez les artistes relevant d’une esthétique noire en Europe, la question impériale et coloniale au sens large est plus importante que celle de l’esclavage. Les violences destructrices et le rapport au continent africain sont très présents chez des artistes de la diaspora comme Mathieu K. Abonnenc, Sammy Baloji ou Kapwani Kiwanga. Mais plus que les violences contre les corps dans les plantations, ceux-ci s’intéressent à l’arrachement des objets du continent et à leur « mise en musée » comme trace de la violence dévastatrice de la colonisation.

Qu’en est-il dans les Caraïbes ?

Là, je pense que les artistes vont avoir du mal à se débarrasser du poids de l’imaginaire lié à l’esclavage… Car si l’esclavage au sens strict a été aboli, les luttes pour l’égalité des droits reste sujet à débat en Amérique et dans les Caraïbes. Les citoyennetés noires ne sont pas égales à celles des Blancs, et l’héritage de l’esclavage n’a pas complètement disparu. C’est la même chose chez les artistes des Antilles en général, on retrouve dans leur travail le rapport au corps qui subit la violence.

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DANS LE CLIP DE BEYONCÉ TOURNÉ AU LOUVRE, IL Y A UN MANQUE D’HISTOIRE ET DE FINESSE »

En 2018, les artistes américains Beyoncé et Jay-Z ont tourné au Louvre un clip qui a cumulé des millions de vues. Il montrait plusieurs tableaux du musée où figuraient des esclaves et des Noirs. Au-delà de l’opération de communication, est-ce que ce genre d’événement peut contribuer à attirer un public différent dans les musées ?

Il y a eu un effet médiatique immense avec ce clip, comme une déflagration, et à la fois le Louvre et les deux artistes ont réussi leur coup ! C’est une rencontre inattendue, grandiose, splendide à voir. Je ne vois pas des gens qui ne sont jamais venus au Louvre s’y rendre uniquement à cause de ce clip, mais si l’on compte parmi les visiteurs d’un musée ceux qui en ont un usage virtuel, c’est un immense succès ! Il ne faut en revanche pas oublier la nécessaire médiation face aux œuvres.

Des visites guidées thématiques sur les minorités et sur l’histoire de l’esclavage ont été mises en place dans certains musées. Est-ce qu’il faut privilégier cette voie pour attirer de nouveaux publics ?

Oui, effectivement, il y a eu au Louvre des visites sur le thème de l’esclavage vu à travers les œuvres des collections, menées par Françoise Vergès. Mais il ne faudrait pas oublier non plus tous les services éducatifs. Je suis en ce moment un lycée en Seine Saint-Denis où les enseignants font un travail tout au long de l’année avec le musée du Quai Branly, et c’est autrement plus profond que de regarder le clip de Beyoncé ! Car dans cette vidéo, on ne fait plus trop la distinction entre ce qui relève du clip musical et le statut des œuvres du XVIIIème siècle, il y a un manque d’histoire et de finesse, tout est au même niveau.

Moktar Ould Daddah et le Sahara occidental, les raisons d’un putsch (5&6)


                              Bruxelles. 18 juillet 1959. Moktar ould Daddah (1er, à dr.) face au président de la Commission européenne, Walter Hallstein (1er, à g.).

               
                         Bruxelles. 18 juillet 1959. Moktar ould Daddah (1er, à dr.) face au président de la Commission européenne, Walter Hallstein (1er, à g.).
 © CE
                                                                                          Par :Alain Foka

Tout comme le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Camerounais Ahmadou Ahidjo ou encore Félix Houphouët-Boigny pour la Côte d'Ivoire, Moktar Ould Daddah (1924-2003) appartient à la génération des leaders politiques issus de la décolonisation en Afrique. Il a eu un rôle déterminant dans la naissance de la République de Mauritanie qu'il va diriger pendant 17 ans, de 1961 à 1978.

Tunisie: le parcours militaire de Zine el-Abidine Ben Ali (1&2)

© AFP/Archives
1 mn

Qui est Zine el-Abidine Ben Ali, ce général qui renverse le grand militant nationaliste Habib Bourguiba sans faire couler une goutte de sang, et qui prend ainsi les rênes de la Tunisie ?

Lavigerie,
les Pères Blancs
et l’attachement à Marie

Peut-on conjuger histoire générale et piété personnelle ? Y a-t-il des relations à établir entre la dévotion mariale de Charles Lavigerie et ses études universitaires, ses engagements sociaux, ses rencontres interreligieuses et politiques, la diplomatie, son séjour à Rome et son expédition au Liban ? Lavigerie n’avait sûrement pas une religion de sacristie. Il n’a jamais aimé les catacombes. Chrétien sur la place publique, il savait vivre au milieu des arènes de l’histoire de son siècle, le XIXe. Si le Cardinal récitait son chapelet, il exprimait aussi sa dévotion à Marie en créant des oeuvres comme les Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, hommes et femmes, les basiliques d’Alger et de Jérusalem, la ‘résurrection’ de l’Église de Carthage... Toutes ces fondations, il les mettait en relation directe avec la Vierge et avec la mission en Afrique. Notre confrère Joseph Vandrisse n’a pas hésité à esquisser le cadre historique, géopolitique et théologique du XIXe siècle pour essayer de cerner la dévotion mariale de notre fondateur.
Chant du Sancta Maria Video Sancta Maria

L8 décembre 1878, en la fête de l’Immaculée Conception de Marie, Mgr Charles Lavigerie - il ne sera cardinal que quatre ans plus tard - signe, de sa résidence de l’archevêché d’Alger, un décret qui reste aujourd’hui pour la Société des Missionnaires d’Afrique (les Pères Blancs) un acte fondamental. ‘Nous déclarons l’Immaculée Conception patronne de la Société des Missionnaires d’Alger sous le vocable de Notre-Dame des Missions d’Afrique’ (Cf. PÉ 2004/2, Homélie du P. François Richard -Réservé-).

Lavigerie date le décret du 8 décembre 1868, sans doute parce que le 19 octobre de cette année-là, il avait ouvert près de Notre-Dame d’Afrique, le premier noviciat des Pères Blancs. En fait, le 8 décembre 1878, il était rentré cinq mois plus tôt de trois semaines en Palestine, principalement à Jérusalem, où l’église Sainte-Anne lui avait été confiée par le gouvernement français (convention du 5 juin 1878). Le 14 septembre, quatre missionnaires quittaient Alger pour Jérusalem où ils arrivaient le 1er octobre.

Le 8 décembre, Lavigerie signait donc et faisait publier le décret qui déclare solennellement l’Immaculée Conception ‘patronne de la société des Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique d’Alger’. Par ce geste, Lavigerie signifiait avec la plus grande clarté, le lien qui unissait l’église Notre-Dame d’Afrique à Alger, à celle de Sainte-Anne de Jérusalem, l’église de Sainte-Marie-où-elle-est-née, selon son titre remontant à la plus ancienne tradition.



Pie IX (1792-1878), le Pape de l’Immaculée Conception avec qui, nommé à Rome de 1861 à 1863, Lavigerie avait établi des liens d’amitié. Bernadette Soubirous (1844-1879), la voyante de Lourdes. L’Émir d’Algérie Abd el-Kader (1807-1883) rencontré en 1860.

Mais d’où venait l’attachement de Lavigerie à Marie Immaculée ? Il est indispensable pour le comprendre - et pour saisir le lien entre Alger et Jérusalem - de tracer les grandes étapes de la vie de cette attrayante figure apostolique qui marqua au XIXème siècle, aussi bien la vie de l’Église que celle de la France.

Notre-Dame d'Afrique

Passons rapidement sur ses années de jeunesse, de sa naissance à Bayonne, le 31 octobre 1825, à son entrée au grand séminaire de philosophie à Issy-les-Moulineaux. Tout jeune, de son Béarn natal, il avait entendu parler de l’occupation d’Alger par les troupes françaises, le 7 juillet 1830, et de l’avènement de la Monarchie de juillet. Ses biographes parlent peu de la vie spirituelle et de la dévotion mariale de l’enfant et de l’adolescent. Pourtant lui-même aimera plus tard évoquer avec simplicité sa piété mariale.



Le Maréchal Mac-Mahon (1808-1898). En 1866, il proposa le siège d’Alger à Lavigerie, évêque de Nancy depuis 1863. Mgr Lavigerie (1825-1892) et un jeune Algérien rescapé de la famine de 1868. Image ancienne de Notre-Dame d’Afrique dans sa basilique d’Alger.

La première partie de sa vie d’adulte va se dérouler de 1843 à mai 1867, date de son arrivée à Alger comme archevêque. Lavigerie, ordonné prêtre le 2 juin 1849, vit, à l’époque de son premier professorat, le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851.

Une année, celle de 1854, peut être considérée comme capitale dans la vie de Lavigerie. Le Second Empire n’a alors que trois ans et la France connaît un remarquable essor économique. La ligne de train Paris-Lyon est ouverte en cette année 1854. Trois figures se détachent qui vont nous permettre de mieux cerner notre recherche nous offrant trois portraits croisés : celui du pape Pie IX d’abord ; celui du Maréchal Mac-Mahon ensuite ; et enfin celui de Lavigerie lui-même qui n’a alors que 29 ans.

Pie IX, lui, est âgé de 69 ans. Il avait été élu huit ans plus tôt et son long pontificat ira jusqu’en 1878, connaissant des situations difficiles : l’ouverture du premier concile du Vatican, la Question Romaine conclue par la prise de Rome par les forces de la ‘Nouvelle Italie’, la publication du Syllabus, etc.

Mais c’est l’époque d’un grand développement marial et missionnaire : en 1854, les missionnaires du Sacré-Coeur d’Issoudun fondent l’Église en Nouvelle-Guinée. La date importante de cette année demeurera celle du 8 décembre. Le pape publie solennellement ce jour-là la bulle Ineffabilis Deus définissant le dogme de l’Immaculée Conception. Il le fait après une longue consultation des évêques mais exclusivement sous son autorité pontificale. Il annonce en quelque sorte le dogme de l’infaillibilité de l’évêque de Rome. Plus de deux cents évêques étaient présents en la basilique Saint-Pierre. Le dogme de 1854 allait renforcer la dévotion populaire dans le catholicisme français qui s’éloigna progressivement du jansénisme.

Docteur-es-lettres et en théologie, Lavigerie est maintenant professeur d’histoire de l’Église à la Sorbonne. Dans sa vie, il gardera un goût prononcé pour l’histoire. La substance des recherches qu’il fit sur les écoles catéchuménales des premiers siècles passera dans ses Instructions aux Pères Blancs sur le catéchuménat africain. Très en contact avec les milieux intellectuels catholiques et les initiateurs du Mouvement social, il l’est aussi avec les milieux diplomatiques.

Le 27 mars de cette année, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à la Russie qui cherchait à élargir son influence au Proche-Orient. La question du partage de la Turquie était déjà à l’ordre du jour. Les alliés subissent un échec à Sébastopol, en Crimée. Les troupes françaises, sous le commandement du général Edme Patrice de Mac-Mahon, tiennent au fort de Malakoff (‘J’y suis, j’y reste’). Neuf ans plus tard, Mac-Mahon devient gouverneur de l’Algérie.



Mère Marie - Salomé
(Renée Roudaut, 3 avril 1847-18 octobre 1930) et la statue de N-D d’Afrique (N-D du Voeu) qu’elle fit ériger dans la cour de la maison-mère près d’Alger en 1885

Destins croisés, ai-je dit. En 1856, Lavigerie est nommé premier directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient dont on vient de fêter à Paris, cette année, le 150e anniversaire. En 1858, du 11 février au 18 juin, ont lieu les apparitions de Marie à Lourdes : ‘Je suis l’Immaculée Conception’. Dans ses instructions et ses écrits si abondants tout au long de sa carrière, Lavigerie qui avait soutenu avec ferveur la bulle de 1854, ne fera aucune allusion à Lourdes alors que si souvent, d’Alger ou de Paris, il se rendra à Bayonne distant de 150 km de la cité mariale.



Statue de N-D d’Afrique (N-D du Voeu) (Maintenant au Généralat des Smnda à Rome)

‘Depuis la fondation de notre petite Société, que de grâces accordées par l’intermédiaire de Notre-Dame d’Afrique. L’humble barque de notre Congrégation a été menacée du naufrage et Marie l’a sauvé du péril.’ Mère Marie-Salomé première Supérieure des Smnda

En 1860, les chrétiens du Liban et de Damas ayant été massacrés (six mille en quelques jours) par les Druzes, membres d’une secte musulmane, le directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient décide de se rendre au Proche-Orient pour secourir les victimes. Embarqué le 30 septembre, après onze jours de navigation il visite Alexandrie, Beyrouth, Saïda (Sidon), Damas où il rencontre l’Émir Abd-el-Kader, cet Algérien musulman et mystique qui l’émeut par ses propos en faveur des chrétiens qu’il avait secourus. Avant de regagner Paris, en décembre, Lavigerie passe à Jérusalem. Visita-t-il l’église Sainte Anne, bâtie par les croisés, devenue mosquée sous Saladin puis offerte à la France, par la Sublime Porte (l’Empereur ottoman), en remerciement pour son intervention en Crimée. Lavigerie pourra dire à son retour de Palestine : ‘J’ai trouvé mon chemin de Damas’.

En 1861, il occupe au Saint-Siège le poste juridique d’auditeur de Rote. Il y reste vingt-neuf mois et découvre la dévotion des Romains à la Vierge Marie. De nouveau, les routes vont se croiser. Il peut maintenant fréquemment converser avec Pie IX qui l’apprécie, tandis que Mac Mahon, lors de son maréchalat à Nancy, suggère son nom pour le siège du diocèse. Pie IX accepte.

Lavigerie, à 38 ans, est ordonné évêque dans l’église Saint-Louis-des-Français de Rome. Le nouvel évêque va s’efforcer de concilier l’Église et le monde moderne. Il le fait durant deux ans et demi. Le 19 novembre 1866, ayant reçu, au retour d’un pèlerinage à Tours sur la tombe de saint Martin, la soudaine proposition de Mac Mahon, il accepte de suite la nomination à l’archevêché d’Alger. Mac Mahon est alors gouverneur général de l’Algérie.

La seconde partie de sa vie va maintenant commencer. Le bilan des années 1843-1867 ne permet guère de parler de la dévotion de Lavigerie à Marie. Mais lors d’une retraite aux scolastiques, à Carthage en 1884, il pourra leur dire, évoquant son passé : ‘J’ai toujours été fidèle à mes engagements de prêtre et d’évêque. C’est à ma dévotion à Marie que j’attribue cette grâce si précieuse.’


Chapelet du Cardinal. Remarquez le crâne : Et à l’heure de de notre mort !
Statue de la Vierge que le Cardinal gardait sur son bureau. Attribuée à un esclave espagnol du 16e s.
Collections de la Maison Généralice, Rome
Sainte-Anne de Jérusalem appelée aussi Sainte-Marie-où-elle-est-née.

Le Fondateur missionnaire
Le premier geste de Lavigerie, le 15 mai 1867, en débarquant à Alger est de se rendre à la cathédrale puis aussitôt au sanctuaire de Notre-Dame d’Alger qui deviendra l’actuelle basilique Notre-Dame d’Afrique. Il la consacrera en 1872.

Il est depuis longtemps sensibilisé aux questions missionnaires, que son voyage en Syrie, en 1860, avait avivées. Il pourra écrire à son maître et ami Mgr Henry Maret, penseur libéral, le 28 octobre 1868 : ‘J’ai en face de moi un continent de deux cents millions d’êtres humains’. Il veut prendre sa part, comme il le dit, à l’immense tâche de son évangélisation. Dans sa campagne pour la liberté de l’apostolat, il entre très vite en conflit avec Mac Mahon. Mais il est soutenu par Pie IX, qui, en plus de sa mission en Algérie le nomme, le 2 août 1868, délégué pour les missions du Sahara et du Soudan.

Le 19, il ouvre le premier noviciat des Pères Blancs puis, l’année suivante, celui des Soeurs Blanches, le 6 septembre. Dès lors, il confie ses oeuvres à Notre-Dame d’Afrique et insiste constamment devant les premiers Pères sur ‘la dévotion à la Sainte Vierge’. ‘Recourez à Notre Seigneur et à Notre-Dame d’Afrique’, écrit-il de Paris, le 29 juin 1875, au Père Charmetan, chargé de ses intérêts dans la capitale.

Lorsqu’il envoie en mission une caravane qui se rend à Ghadamès, il leur laisse une Instruction portant des consignes, entre autres, sur l’habit des missionnaires : ‘Ils sont libres de faire à celui qu’ils portent à Alger, les modifications du genre de celles que la règle autorise, mais je désire qu’ils ne quittent pas le rosaire (chapelet de 150 grains que les missionnaires portaient autour du cou) qui est comme le bouclier propre de notre petite Société’. En Afrique du Nord, en Afrique Occidentale et en Afrique Centrale, la mission connaît de suite un essor considérable et Lavigerie devient cardinal, le 19 mars 1882.

Les Pères Blancs iront à Jérusalem !
Pourtant, sa piété mariale et son attirance pour le Proche-Orient le poussèrent très vite à proposer à ses missionnaires d’accepter une fondation à Jérusalem même. Dans une lettre à Rome, à la Propagande, Lavigerie écrira en 1881 : ‘Il y a près de trente ans que je m’occupe des chrétiens orientaux’. Neuf ans plus tôt, il avait écrit à la même Congrégation : ‘Je suis disponible pour accepter le Patriarcat latin de Jérusalem’. Il voulait que l’Église d’Occident retrouve son âme orientale, comme le dira plus tard Jean-Paul II. Mais, en 1877, ce n’est plus le Patriarcat latin de Jérusalem qui l’attire, c’est l’église Sainte

Anne où la tradition place la naissance de l’Immaculée.
À cette époque - Léon XIII ayant succédé à Pie IX - le gouvernement français sous la Troisième République cherche à confier ce lieu à un institut religieux. Lavigerie y pense donc, mais l’opposition surviendra vite : de l’extérieur, d’abord, où plusieurs ordres religieux (Prémontrés, Franciscains, Dominicains) se proposent pour le poste. Mais Lavigerie rencontre l’opposition d’un autre secteur, chez ses propres missionnaires engagés, par vocation, pour l’Afrique. Dans le compte-rendu de la séance du Conseil Général de la Société des Pères Blancs du 24 avril 1877, nous lisons que tous les membres du conseil ‘regardaient la proposition comme opposable à notre vocation’.

La réticence des missionnaires ne plaît pas à Lavigerie qui convoque une autre réunion du Conseil trois jours plus tard. Il la préside et le secrétaire du Conseil note dans le rapport la conviction qui l’anime : ‘Sous le pontificat du glorieux pontife (il s’agit de Pie IX) qui a défini le dogme de l’Immaculée Conception, sans que nous n’ayons fait aucune démarche, on offre à notre Société naissante, qui dès son origine s’est mise sous la protection de la Vierge Marie Immaculée, le sanctuaire qui a été élevé à l’endroit même où s’est opéré le grand mystère de l’Immaculée Conception. Ne faut-il pas regarder cette offre comme un événement tout providentiel ? Et ne pas repousser à la légère une proposition qui sera pour nous un gage assuré de la protection de Marie !’

Un seul père ayant répondu négativement, le Cardinal règle de suite la question : les Pères Blancs iront à Jérusalem ! La Convention définitive entre le gouvernement français et Lavigerie avait été signée au préalable à Paris le 30 mars 1878. Le Cardinal avait donc anticipé de lui-même la décision.

Lavigerie s’embarque à Naples pour se rendre en Palestine où il passe trois semaines. Sur place, il visite Sainte-Anne et évalue ce qui reste à faire pour l’installation de quatre de ses missionnaires qui, eux, quittent Alger pour Jérusalem le 14 septembre 1878, pour y arriver le 1er octobre. La même année, une caravane s’était mise en route pour l’Afrique de l’Est, la Tanzanie, l’Ouganda...

Le 8 décembre, Lavigerie signe le décret déclarant l’Immaculée Conception, patronne de l’institut missionnaire. Deux ans plus tard, en juin 1880, les confrères de Sainte-Anne rencontrent le Patriarche grec-melkite-catholique Grégoire Youssef de passage dans la ville sainte. Celui-ci leur propose de fonder un séminaire pour la formation de jeunes se proposant de devenir prêtres célibataires à côté de leurs confrères du clergé marié autorisé dans l’Église orthodoxe et catholique au Moyen-Orient. Ils le firent jusqu’en 1967, quand la guerre des six jours et la prise de Jérusalem par Israël interdirent la libre circulation des personnes entre Jérusalem et les pays arabes.

Entre la Vierge Marie et la Société des Pères Blancs un lien intime et très fort était scellé comme il le fut entre le continent africain et l’Église de Jérusalem. Car, en Jérusalem, comme le chante le psaume 87 (86), chacun peut dire: ‘J’y suis né’.

Joseph Vandrisse

Le P. Vandrisse a servi l’Église grecque catholique au Liban de 1951 à 1974. Par la suite, à Rome comme ‘vaticaniste’, il fut jusqu’en 2002 correspondant permanent du quotidien Le Figaro. Le texte suivant a d’abord été donné aux confrères de Paris le 8 décembre 2004 et, retravaillé, présenté à la session de la Société française d’études mariales, à Lisieux, en septembre 2006. Le Cardinal, décédé à Alger le 26 novembre 1892, a été inhumé dans la primatiale de Carthage le 8 décembre suivant, jour de la fête patronale de ses missionnaires. le P. Joseph Vandrisse est décédé le 31 Mars 2010


Bibliographie et sources : François Renault : Charles Lavigerie, Paris, Fayard, 1992. - Xavier de Montclos : Le Cardinal Lavigerie, Paris, Le Cerf, Foi vivante, 1991. - Bulletin de l’Institut catholique de Toulouse, janvier-juin 1994 (Colloque Lavigerie , novembre 1992). - Ivan Page, Sainte-Anne de Jérusalem, historique, conditions de la fondation, Rome, Société des Missionnaires d’Afrique, 2004. - S. E. Le Cardinal Lavigerie, Instructions aux Missionnaires, Maison Carrée (Alger),1939.

 

Article paru dans le Petit Echo N° 975 2006/9

Voir aussi : * Article sur Notre-Dame d'Afrique à Alger. (Statue et Basilique)
aussi Articles sur le Cardinal et Video