Abdelkader captif de la France : malheur au vaincu

« Un émir à Amboise » (1/4). Alors qu’il continue à réclamer sa remise en liberté, l’émir Abdelkader voit au contraire ses conditions de détention durcies à son arrivée, par une froide nuit de novembre 1848, dans le prestigieux – mais délabré – château d’Amboise.

Par  - à Amboise (France)
Mis à jour le 6 avril 2022 à 13:03
 

 

Tableau représentant l’émir Abdelkader faisant sa reddition à Henri d’Orléans, duc d’Aumale, le 23 décembre 1847. © Bridgeman

 

La nuit est tombée, ce mercredi 8 novembre 1848, lorsque les passagers du paquebot « Ville d’Angers » entrevoient les rares petites lumières qui se dessinent au loin de la ville d’Amboise ainsi que l’imposante château qui la surplombe.

À bord de ce bateau à vapeur qui navigue sur les eaux tumultueuses de la Loire, se trouve un illustre personnage qu’officiers et membres de l’équipage traitent avec un mélange de respect, de déférence et de curiosité : l’émir Abdelkader. Figure de la résistance à l’occupation française, il a guerroyé contre les généraux français pendant 17 ans avant de déposer les armes le 23 décembre 1847.

Conditions de détention effroyables

En échange de sa capitulation, le duc d’Aumale, parlant au nom du roi Louis-Philippe 1er, lui a promis d’exaucer son vœu de finir ses jours à Alexandrie, en Égypte, ou à Saint-Jean d’Acre, en Terre sainte.

APRÈS QUATRE MOIS DE CAPTIVITÉ DANS LES GEÔLES DE TOULON, L’ÉMIR ET SES PROCHES SONT TRANSFÉRÉS AU CHÂTEAU DE PAU

Mais les vainqueurs n’ont pas tenu leurs engagements. En lieu et place de l’Orient, l’émir et sa suite, constituée de quelque 80 personnes, croupiront dans un vieux château en France.

D’abord à Toulon, au fort Lamalgue puis au fort Malbousquet, où les conditions de détention sont tellement effroyables que plusieurs femmes et enfants, atteints de diverses maladies, y laissent la vie. Après quatre mois de captivité dans les geôles de Toulon, l’émir et ses proches, dont sa mère, âgée de 75 ans, son épouse, ses deux concubines et ses quatre enfants, sont transférés dans la nuit du 28 avril 1848 au château de Pau.

Dans cet ancien palais des rois de Navarre, le régime de détention est moins pénible qu’à Toulon. L’émir est installé à la salle Saint-Jean, qu’il refuse de quitter. Cette fois, il est autorisé à recevoir des visites d’hommes politiques, de notables, d’élus locaux et de fidèles catholiques et protestants avec lesquels il aime converser.

Les membres de sa famille logent dans des salles vidées de leur mobilier et ont le loisir de se promener dans le parc du château ou de sortir en ville. Le quotidien s’améliore, mais l’absence d’hygiène, la promiscuité et les maladies font de nouvelles victimes parmi les proches de l’illustre prisonnier. Il perd ainsi deux de ses enfants, qui seront enterrés dans le cimetière de la ville. À l’exil s’ajoutent le chagrin et l’affliction.

Empreinte indélébile

S’il ne se plaint jamais des conditions de sa captivité, du deuil qui l’afflige et de la perte des siens, l’émir ne réclame pas moins des autorités françaises d’honorer leur promesse de le libérer. Une lueur d’espoir apparaît en juin 1848, lorsque le général Louis de Lamoricière est nommé ministre de la Guerre.

C’est à ce général, qui s’était montré impitoyable durant la conquête de l’Algérie, que l’émir Abdelkader s’est rendu, lui offrant son épée contre la promesse formelle que lui et les siens seraient autorisés à s’exiler à Alexandrie ou à Saint-Jean d’Acre. Le vainqueur saura tenir son engagement, croit l’émir.

C’est ainsi que le 9 juillet 1848, Abdelkader prend sa plume pour écrire à Lamoricière « dont la parole n’est point susceptible de changement et qui ne peut enfreindre le pacte qu’il a formé ». Mais à sa demande de libération, Louis de Lamoricière oppose non seulement une fin de non recevoir mais décide du durcissement des conditions de captivé. Le général français interdit à l’émir et aux siens tout contact avec l’extérieur et ordonne de les transférer au château d’Amboise.

À Pau, l’émir laissera un souvenir indélébile dans la mémoire d’une population dont il a fini par conquérir le cœur par son humanisme, sa piété, son érudition et son ouverture d’esprit. Avant de quitter son lieu de captivité, il fait don de son argent au curé de la paroisse, qu’il juge plus pauvre que lui.  De son séjour dans cette ville, il retiendra que « la bonté des habitants […] couronne [sa] captivité des doux rayons de l’hospitalité ».

LA POPULATION D’AMBOISE ASSISTE À L’ARRIVÉE DES NOUVEAUX HÔTES DE CETTE VILLE QUI JADIS ACCUEILLIT CATHERINE DE MÉDICIS ET LÉONARD DE VINCI

Il est donc 23h30, en ce froid mercredi de novembre, quand le paquebot « Ville d’Angers » accoste au petit port d’Amboise. Les instructions du ministère de la Guerre sont claires : ne pas donner de la publicité à l’arrivée de l’illustre prisonnier ni compromettre sa sécurité et celle de son entourage.

De Clovis à Abdelkader

Treize jours plus tôt, le 27 octobre, le préfet d’Indre-et-Loire reçoit cette directive du général qui dirige la 14e division militaire à Nantes : « Il importe dans ces circonstances d’éviter toute curiosité importune, toute manifestation qui aurait pour effet, soit de compromettre la sécurité des voyageurs, soit de manquer aux égards dus à un ennemi qui s’est confié à notre générosité. »

 

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Le bateau « Ville d’Angers » à bord duquel est arrivé l’émir Abdelkader à Amboise. le bateau « ville d’Angers » © Archives Départementales du Maine et Loire

 

Las ! On escomptait que l’émir arrive dans la nuit noire sans témoin ni comité d’accueil. Mais la population d’Amboise est là, massée en nombre sur les rives de la Loire, pour assister à l’arrivée des nouveaux hôtes de cette ville qui jadis accueillit Clovis, Catherine de Médicis, Louis XI, Jean de la Fontaine ou encore Léonard de Vinci. Ici, dans ce château légendaire, tous ont connu fortunes et infortunes, grandeur et décadence. C’est au tour de l’émir Abdelkader d’y faire son entrée.

Tandis que la suite de ce dernier, maintenant constituée de 70 personnes, est conduite dans des voitures vers le château, la grande figure de la résistance algérienne monte dans une calèche en compagnie du capitaine d’artillerie Boissonnet, commandant du château, parfait arabophone, ancien élève de l’École polytechnique et grand connaisseur de l’Algérie, qui veillera sur sa sécurité durant toute sa captivité.

LES BÂTIMENTS SONT DÉLABRÉS ET PEUPLÉS DE RATS

L’émir est installé dans la Grande Salle des Conseils en compagnie de sa femme, de deux de ses concubines, ainsi que de sa mère, Lalla Zohra, malade et presque impotente. Les chambres des uns et des autres sont séparées par des cloisons. Les lieux sont lugubres et seules deux cheminées situées aux extrémités donnent un semblant de chaleur et de confort.

Le reste de la suite nombreuse de l’émir est logée dans les autres dépendances du château. La Grande Salle, qui avait connu jadis le faste des audiences de François 1er ou les festivités royales, a perdu de son lustre d’antan, tout comme l’ensemble du château. Les bâtiments sont délabrés et peuplés de rats. Cette nuit du mercredi 8 novembre 1848, il fait froid dans les appartements de l’émir. Premières heures glaciales d’une longue captivité.