Repenser l'africanisme, avec le Congolais Valentin-Yves Mudimbe

"Pensez l'Afrique avec le philosophe Valentin-Yves Mudimbe":. Mudimbe répond à une question du public pendant la soirée organisée par l'Alliance Française de Nairobi, le 16 décembre, 2019.
"Pensez l'Afrique avec le philosophe Valentin-Yves Mudimbe":. Mudimbe répond à une question du public pendant la soirée organisée par l'Alliance Française de Nairobi, le 16 décembre, 2019. © Alliance Française, Nairobi.

Deuxième volet de la chronique des Chemins d’écriture que RFI consacre au Congolais de la RDC, Valentin-Yves Mudimbe. Auteur de romans, de recueils de poésies et d’essais théoriques sur l’Afrique, Mudimbe est reconnu comme l’un des intellectuels et philosophes africains de premier plan. La parution en français cette année de son célèbre essai L’Invention de l’Afrique est une opportunité pour découvrir la pensée au souffle universel de cet auteur incontournable.

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« Le partage de l’Afrique, et la période la plus intense de la colonisation, ont duré moins d’un siècle. Ces événements, qui affectèrent la plus grande partie du continent africain, se déroulèrent entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. Au prisme du présent, l’expérience coloniale ne représente qu’un bref instant dans l’histoire africaine, mais cet instant est aujourd’hui encore source de douleur et de controverse puisqu’il engendra, à tout le moins, une nouvelle forme historique et ouvrit la voie à des discours d’un genre radicalement nouveau sur les traditions et les cultures africaines… »

C’est sur ces propos que s’ouvre le magistral L’Invention de l’Afriqueopus magnum du philosophe originaire de la République démocratique du Congo, Valentin-Yves Mudimbe. Cet essai qui vient de paraître en traduction française, quelque trois décennies après la publication de sa version originale en anglais, est devenu un classique des études africaines dans le monde universitaire anglophone. Sa célébrité, l’écrivain la doit à l’ampleur de sa réflexion sur les évolutions intellectuelles du monde africain, loin des clichés et des lieux communs. Les phrases d’ouverture qu’on vient d’entendre donnent le ton de son livre, campant la réflexion dans la philosophie, les humanités classiques et modernes, l’histoire des idées et l’histoire tout court. Bref, un livre d’une richesse exceptionnelle.

Dans le premier volet de cette chronique diffusé la semaine dernière, nous avions évoqué l’œuvre littéraire importante et atypique de cet auteur. Celle-ci est composée de poésies et de fictions, des genres que l’auteur a abandonnés depuis qu’il s’est installé aux États-Unis dans les années 1980, pour se consacrer à l’écriture d’essais théoriques sur l’Afrique, hormis ses mémoires qu’il a publiées en 1994, sous le titre Le Corps glorieux des mots et des êtres, en hommage à Merleau-Ponty.

Pour l’historien des lettres africaines, Bernard Mouralis, qui fut en France un des premiers exégètes de la pensée et des écrits de Mudimbe (1), on ne peut dissocier le projet proprement littéraire de l’écrivain et la réflexion qu’il mène à travers ses essais sur l’altérité africaine et sa généalogie coloniale. Il n’en reste pas moins que l’abandon ou l’ajournement du projet littéraire pose question, comme l’affirme Bernard Mouralis au micro de RFI: « On peut se demander , s’interroge Mouralis, si l’entrée dans cette carrière universitaire aux Etats-Unis n’a pas correspondu à un certain appauvrissement de la personne même de l’écrivain. L’écrivain avait publié essentiellement en français et à partir du moment il est eux Etats-Unis, il essaie de répondre à la demande sociale américaine. Il est apprécié, mais est-ce que cet exil n’a pas freiné la suite de son œuvre, qui est une grande œuvre, tant sur le plan de la poésie que sur le plan des romans. »

Il n’est pas toutefois inutile de rappeler ici que les premiers essais sous la plume de Mudimbe datent des années 1970, lorsque celui-ci menait dans son pays, l’ex-Zaïre, une double carrière d’universitaire et d’écrivain. La réflexion qu’il avait engagée alors sur l’efficacité et la portée des sciences sociales en Afrique, lui avaient inspiré en particulier deux titres : L’Autre face du royaume ou une introduction à la critique des langages en folie, paru en 1973, et L’Odeur du père, essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, publié en 1982.

Chacun à sa manière, les deux ouvrages s’inscrivent dans la critique de l’ethnologie, une discipline éminemment problématique, née à la fin du XIXe siècle dans l’Europe coloniale, et perçue largement comme un outil destiné à étudier les sociétés exotiques. Mudimbe élabore une réflexion sur les conditions dans lesquelles les Africains, libérés du poids du regard européocentriste - que l’écrivain qualifie de « l’odeur du père » - peuvent s’imposer à leur tour comme producteurs et praticiens des savoirs sur leurs sociétés, leurs vécus et leur continent.

Débroussailler les espaces discursifs

L’Invention de l’Afrique, publié en anglais aux États-Unis, s’inscrit résolument dans la suite des deux premiers essais de Mudimbe, tout en mettant l’accent sur la part de l’ethnocentrisme colonial dans la construction du discours africaniste. Ce livre est « une enquête sur les fondements du discours sur l’Afrique », écrit pour sa part l’historien Mamadou Diouf qui a préfacé la version française de l’ouvrage de son aîné.

L’enquête que mène le professeur Mudimbe procède en s’engageant dans deux directions pour l’essentiel. Son premier mouvement consiste à débroussailler systématiquement les espaces discursifs afin de montrer comment les discours coloniaux, tels que les récits d’explorateurs, les écrits d’anthropologues ou encore des propos de missionnaires, ont influencé la perception de l’Afrique, constituée comme le lieu par excellence de la négativité et de l’altérité. Bref, l’Afrique « primitive » opposée à l’Occident « civilisé ».

Paradoxalement, pendant les luttes anticoloniales, nombre d’intellectuels africains ont, eux aussi, puisé dans cet ensemble de discours et de représentations que Mudimbe nomme la « librairie coloniale », pour façonner leurs idéologies nationalistes et afrocentristes. On pourrait citer comme exemple la fameuse affirmation par Senghor « l’émotion est nègre, la raison hellène », devenue la doctrine du mouvement de la négritude.

Le second mouvement de L’Invention consiste à explorer les modalités de l’émergence d’un sujet africain autonome, seule garantie aux yeux de l’auteur d’une possible authenticité ou validité du savoir africaniste. « L’idée-force de L’Invention de l’Afriqueexplique Bernard Mouralis, c’est de porter une interrogation sur la validité des énoncés historiques, anthropologiques, philosophiques concernant l’Afrique. Pendant longtemps, l’Afrique a été vue à travers des énoncés souvent d’origine européennes, mais aussi des énoncés d’origine africaine, par exemple, la négritude, les énoncés sur l’Africocentrisme. Mudimbe estime que c’est seul le sujet africain qui peut parler de son expérience. S’il fallait résumer l’œuvre de Mudimbe, depuis L’Autre face du royaume jusqu’à aujourd’hui, je dirais qu’il n’a cessé de vouloir redonner au sujet toutes ses prérogatives. »

Le "topos" du sujet

Mudimbe a reconnu lui-même combien Michel Foucault, Lévi-Strauss ou encore  Sartre ont influencé sa réflexion sur les sciences sociales et la pensée africaniste. De nombreux commentateurs ont aussi souligné les similitudes entre l’approche de Mudimbe de l’Afrique comme objet du discours anthropologique occidental et la démarche d’un Edward Saïd, auteur de l’Orientalisme, et qui a déconstruit les visées idéologiques et politiques dans les discours occidentaux sur l’Orient.

Pour Bernard Mouralis, la similitude entre ces deux penseurs se trouve également dans la confiance qu’ils font à la subjectivité comme fondement des  discours sur les sociétés et les hommes. « En ce qui concerne l’Orientalisme d’Edward Said et L’Invention de l’Afrique de Valentin Mudimbe, il y a des points communs, admet-il volontiers. Mais peut-être la marque propre à Mudimbe, c’est d’avoir insisté sur la restauration des droits du sujet. Maintenant, Saïd a écrit une magnifique autobiographie, intitulée " Out of Place ", de la même manière que Mudimbe a écrit un magnifique livre de mémoires qui s’appelle " Le corps glorieux des mots et des êtres ". A la lecture de ces textes autobiographiques, on a l’impression que chez ces deux grands esprits, l’analyse des énoncés ne se suffisait pas. Ils ont voulu aller plus avant en eux-mêmes et ont produit l’un et l’autre ces très belles autobiographies. Et là on retrouve évidemment le sujet. »

Ce topos du « sujet », synonyme de l’humain, qui revient si souvent dans la réflexion de Mudimbe est sans doute la preuve que cette pensée ne se situe pas seulement sur le plan de la théorie. Et si le « sujet » était l’antidote contre la « déchirure » – individuelle et collective – thème qui hante les pages des romans et des poésies de l’auteur de L’Invention de l’Afrique ?

  1. V.-Y. Mudimbe ou le discours, l’écart et l’écriture (Paris, Présence Africaine, 1988, 144 pages)

Lire Mudimbe en français :

Poésies Déchirure (1971), Entretailles, précédées de Fulgurance d’une lézarde (1973), Les Fuseaux parfois (1974).

Romans : Entre les eaux (1973), Le bel immonde (1976), L’Ecart (1979), Shaba deuxLes Carnets de Mère Marie-Gertrude (1989).

Essais Réflexions sur la vie quotidienne (1972), L’Autre face du royaume, une introduction à la critique du langage en folie (1973), L’Odeur du père (1982), L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre la connaissance (1988 et 2021 pour la version française).