Connaissez-vous Air Afrique, ce géant aérien panafricain qui a finalement fait faillite en 2002 ? Aujourd'hui, je vous propose de nous plonger dans l'épisode 4 d'une série consacrée à son histoire. Manque de capitaux, dévaluation fatale, choix opérationnels critiquables, abus en tout genre, concurrence d'Air France et, inévitablement, divergences des intérêts étatiques... Autant de pistes pour comprendre les raisons de son déclin. Enquête dans Jeune Afrique.
 
TRANSPORT AÉRIEN
Qui a tué Air Afrique ? (4/6)
Par Nelly Fualdès
« Il était une fois Air Afrique » (4/6). Outre le manque de moyens, une gestion parfois erratique et l'absence de volonté politique commune, la dévaluation du franc CFA de janvier 1994 a joué un rôle indéniable dans la chute du pavillon panafricain.

Le 25 avril 2002, le tribunal de commerce d'Abidjan prononçait la liquidation judiciaire de la compagnie, après quarante et un ans d'exercice.

La décision était tout sauf une surprise : le conseil d'administration de la compagnie avait décidé à l'unanimité au mois de février de déposer le bilan ; et, depuis des années déjà, l'on savait qu'au sein de la compagnie panafricaine, « cela ne tournait plus très rond ».

Quand, en 1988, Yves Roland-Billecart, alors directeur général de la Caisse centrale de coopération économique (ancêtre de l'AFD), est appelé à la tête de la compagnie, il s'agissait déjà de redresser une entreprise en difficulté pour la sauver de la faillite.

Le problème posé à Air Afrique était capitalistique

« Vous êtes notre médecin, je vous confie notre aviation », aurait ainsi déclaré le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny lors de sa première rencontre avec le nouveau dirigeant, confie ce dernier dans ses mémoires, Une vie vouée au développement (Karthala).

Du plan de redressement bâti alors par le dirigeant français au projet de création d'une Nouvelle Air Afrique, avec une place prépondérante d'Air France au capital, esquissé en 2001, il y eut au cours de la dernière quinzaine d'années d'exercice de la compagnie des tentatives multiples de restaurer le pavillon communautaire. Sans succès.
 

Une compagnie sous-capitalisée

Si de nombreuses raisons sont avancées pour expliquer la chute du pavillon panafricain, Ibra Wane, ancien directeur commercial de la compagnie, n'en retient qu'une : « Le problème qui s'est posé à Air Afrique est capitalistique. Il faut beaucoup d'argent pour financer la croissance d'une entreprise dans un secteur comme l'aérien, qui va de révolution technologique en révolution technologique ».

« Les propriétaires d'Air Afrique, pour la plupart des pays pauvres, étaient faibles et avaient d'autres priorités. Aussi, le capital est-il resté quasiment stable du début à la fin, tandis que les concurrents, eux, se développaient », poursuit l'ancien cadre, pour qui tous les autres facteurs (abus, grèves, retards…) « sont anecdotiques, ou seulement les conséquences de ce manque de moyens ».

« Cette situation a été aggravée par les crises pétrolières des années 1990 qui ont beaucoup secoué la compagnie, étant donné qu'à cette époque le carburant représentait 25 % du coût d'exploitation d'une ligne aérienne », enchérit l'ancien directeur général Pape Sow Thiam, contacté par Jeune Afrique.

Vaste plan de redressement

L'audit commandité par Yves Roland-Billecart en préalable à son arrivée à la direction de la compagnie chiffrait les besoins de la compagnie à 1 milliard de francs français, explique-t-il dans ses mémoires, dressant le constat d'une compagnie incapable, en 1989, d'assurer ses paiements courants.

« À peine étais-je élu président qu'on vint m'apporter en conseil une lettre de la compagnie pétrolière Shell, au nom de tous les fournisseurs de kérosène, me disant que, faute d'un règlement immédiat de 500 millions de francs CFA, ils se verraient dans l'obligation de cesser toute fourniture de kérosène ! C'est à dire à quelle extrémité était réduite Air Afrique », se souvient-il.

Parmi les regrets du PDG d'alors : ne pas avoir su convaincre Mimran, Bolloré et la BAD d'entrer au capital

Est alors engagé un vaste plan de redressement, avec à la clé des licenciements massifs (1 600 personnes), la réduction des droits de trafic accordés aux compagnies étrangères, une aide de 800 millions de francs de la France sous forme de subventions et de prêts bonifiés aux États-membres et la recherche de nouveaux actionnaires.

Yves Roland-Billecart regrette dans ses mémoires de ne pas avoir su convaincre Mimran, Bolloré et la BAD d'entrer au capital (il obtiendra cependant un crédit de cette dernière). En revanche, la Caisse centrale de développement (13,7 %), la BOAD (13,7 %) et DHL express (3,8 %) y font leur entrée.
 

Fatale dévaluation

« Après ce plan, on était bien repartis. Et c'est là qu'est arrivée la dévaluation qui a été catastrophique pour la compagnie, dont seulement 30 % des recettes arrivaient en devises, alors que 70 % de ses dépenses l'étaient : on payait le carburant en dollars, nous remboursions l'achat de nos nouveaux A310 avec un panier de devises constitué de yens, de dollars, de deutschmarks, de livres sterling et de francs français », relate Pape Thiam Sow, nommé DG en 1999 après avoir fait toute sa carrière dans l'entreprise, passant de la direction technique à la direction commerciale.

Et de poursuivre : « Le déséquilibre dans nos comptes d'exploitation était trop important, et tout ce que les équipes qui se sont succédé à la tête de la compagnie ont tenté a été vain. » Ce jugement est très largement partagé par nos interlocuteurs.

Si Air Afrique a échoué, c'est que tous ses membres voulaient avoir leur vol vers Paris
 

Des choix opérationnels critiquables

« Si Air Afrique a échoué, c'est que tous ses membres voulaient avoir “leur” vol vers Paris. Or, en termes de rentabilité, cela ne peut pas se passer comme ça », martèle Fredrik Anderson, président et fondateur de la société de consulting aérien Seat9k.

Au milieu des années 1990, les conventions-cadres entre Air Afrique et les États prévoyaient que la compagnie relie au moins deux fois par semaine les capitales de chacun de ses États-membres à Paris, malgré le déficit que cela pouvait occasionner, rappelle l'ex-DG Pape Sow Thiam.

À différentes échelles, nombreux sont les "couacs" signalés par les agents et cadres

Ce dernier, alors directeur commercial, avait tenté de passer à un seul vol par semaine pour les deux liaisons les moins rentables. « Quand j'ai présenté le projet aux deux États en question, ils ont menacé de quitter Air Afrique et de lui retirer les droits de survol sur leur territoire », confie-t-il à Jeune Afrique – sans vouloir identifier lesdits États.

Pour l'ancien dirigeant, « un tel choix pouvait se justifier politiquement, mais il aurait alors fallu subventionner les lignes déficitaires. C'est ce que fait par exemple la France pour assurer une certaine fréquence de liaisons à ses territoires d'outre-mer. Mais, pour Air Afrique, cela n'a pas été fait », déplore-t-il.

À différentes échelles, nombreux sont les "couacs" de ce type signalés par les agents et cadres. Ainsi, Yacouba N'diaye, directeur du fret, s'est-il battu sans succès contre la décision de sa direction de remplacer les DC10 par des A310 sur les vols à destination de New York au mitan des années 1990.

Les représentants de la compagnie étaient aussi courtisés que des ambassadeurs

« C'était une bonne décision pour ce qui était des vols long-courriers Afrique-Europe. L’avion était effectivement économique en exploitation à cause de sa faible consommation de carburant (...). Vers New York, en revanche, ce choix ne prenait pas en compte les besoins des commerçants constituant l’essentiel de la clientèle sur ces vols, qui avaient besoin de bien plus que la franchise de 64 kilogrammes pour deux bagages autorisés par passager sur ce type d'avion », relate-t-il dans « Mon ère Afrique, ma part de vérité».
 

Abus en tous genres

Des marchandises, voire même des passagers, voyageant gratuitement sur Air Afrique parce que des réseaux relationnels avaient été activés, des surclassements non justifiés, des factures jamais payées… En quelques semaines d'enquête, des récits de « petits arrangements » et de grandes malversations, JA en a entendus légion.

Une partie du personnel était cooptée dans le cadre d'arrangements politiques ou familiaux

« Les représentants de la compagnie dans chacun des pays étaient aussi courtisés que des ambassadeurs. Ils étaient appelés par tout le gotha local pour faire passer des surclassements ou des excédents de bagages, il y a eu beaucoup d'excès », se souvient un passager régulier.

« Comme le personnel bénéficiant de la gratuité partielle (10 % du prix normal des billets) ne pouvait voyager que dans la limite des places disponibles, il s'arrangeait pour effectuer de fausses réservations sur les vols. Les passagers ne venant pas se présenter, ils pouvaient ainsi embarquer », raconte Yves Roland-Billecart dans Une vie vouée au développement.

Sauver la compagnie était à la portée des États

Si la compétence du personnel d'Air Afrique est unanimement saluée par les anciens de la compagnie, tous – des agents de terrain aux dirigeants – concèdent qu'il y avait, aussi, une partie de la main d’œuvre placée là dans le cadre d'arrangements politiques ou familiaux plus que pour leurs compétences.

Dans Mon ère Afrique, Yacouba N'diaye relate un climat social délétère après la dévaluation : les personnels africains payés en francs CFA, qui avaient énormément perdu dans l'affaire, ne voulaient plus voler avec leurs collègues expatriés, payés en francs français. Au cours des dernières années, grèves, retards et annulations de vols étaient monnaie courante, accentuant d'autant la chute de la compagnie.
 

Tiraillements nationalistes

« À la fin, il a manqué une volonté politique, car sauver la compagnie était à la portée des États », veut croire Ibra Wane.

Certains officiels considéraient qu'il était plus prestigieux de voyager sur Air France

Il faut dire que tous les États n'ont pas systématiquement joué le jeu d'une compagnie partagée. « Non seulement les États ne payaient pas toujours, du moins en temps et en heure, les places de leurs fonctionnaires et ministres ou leur part dans les augmentations de capital, mais ils ne dirigeaient pas vers la compagnie tout leur budget voyage, certains considérant qu'il était plus prestigieux de voyager sur Air France », regrette Pape Sow Thiam.

En 1978, le journal Le Monde se fait déjà l'écho de « dettes vieilles de plus de trois ans » pour trois pays, la République populaire du Congo, le Tchad et la Centrafrique.

Le fait que direction de la compagnie ait été confiée pendant plus de vingt ans à des Ouest-Africains – d'abord au Sénégalais Cheikh Boubacar Fall, de 1961 à 1973, puis à l'Ivoirien Koffi Aoussou, de 1973 à 1985 –, a en outre suscité des protestations de l'Afrique centrale, qui se jugeait délaissée jusqu'à la nomination du Congolais Auxence Ickonga.

Surtout, la compagnie panafricaine a dû faire face à des départs douloureux, à commencer par celui du Cameroun, qui a quitté le navire dès 1971 pour fonder sa propre compagnie, Cameroon Airlines.

Les arrivées du Togo et du Mali ne compenseront jamais les départs camerounais et gabonais

Le 1er décembre 1976, le président Omar Bongo déclarait à la télévision nationale gabonaise qu'il n'avait « plus aucun intérêt à faire partie de la compagnie dite Air Afrique », et que, « le Gabon assurant à lui seul plus de 25 % des recettes d'Air Afrique », il souhaitait se doter de « sa propre compagnie aérienne de dimension internationale ».

Les arrivées du Togo, en 1968, et du Mali, en 1992, ne compenseront jamais ces pertes.
Et Air Afrique n'était pas encore liquidée que les États poussaient déjà leurs propres compagnies : avec l'aide de la RAM, Dakar a transformé Air Sénégal – jusque-là limitée aux liaisons intérieures – en Air Sénégal International, tandis qu'Air Mali ouvrait son capital à 45 % à l'égyptien AMC et que le Burkina Faso s'appuyait sur le groupe Aga Khan pour créer la compagnie privée Air Burkina. En 2002, c'est au tour d'Abidjan de lancer la Société Nouvelle Air Ivoire ».
 

« La faute à Air France ? »

La compagnie française, qui a racheté sa compatriote UTA en 1990, a-t-elle joué un rôle dans la mort d'Air Afrique ?

Sur ce point, les avis divergent. Pour Yacouba N'diaye, ancien directeur du fret, ce rôle est certain. Dans Mon ère Afrique, celui-ci raconte comment des consultants de la compagnie française, de plus en plus présents dans les sphères décisionnelles d'Air Afrique à la fin des années 1990, ont convaincu le management d'une batterie de mesures, comme l'arrêt de la desserte de New York ou de l'activité cargo qu'elle avait en propre.

Air France demandait l'impossible en matière de partage des vols

« Il y a eu aussi, poursuit-il, le détachement dans plusieurs directions centrales de la compagnie de cadres d’Air France, regroupés pour l’occasion dans une structure dénommée “Air France Consulting”, (...) qui à l’usage s’est avérée être une structure d’initiation puis d’infléchissement et d’encadrement des décisions de la compagnie. »

En août 2001, la compagnie française avait proposé d'être partie prenante, à 35 %, d'un projet de Nouvelle Air Afrique à bâtir sur les cendres d'Air Afrique, et qui se spécialiserait sur les lignes intra-africaines, la totalité des long-courriers et intercontinentaux devant être assurée par Air France. Mais « Air France demandait l'impossible en matière de partage des vols avec la nouvelle compagnie en gestation », déplore le fondateur d'Asky, Gervais Koffi Djondo, dans ses mémoires, L'Afrique d'abord.

L'Ivoirien Charles Konan Banny, gouverneur de la Beceao de 1990 à décembre 2005 (dont les quatre premières années par interim), qui avait pris à bras-le-corps le dossier Air Afrique, ne décolérait pas, trois ans après la liquidation, contre la compagnie française : dans une longue tribune publiée par la presse ivoirienne en mai 2005, il l'accuse d'avoir « plombé », par ses revirements, par des « manipulations » des anciens salariés, le projet de Nouvelle Air Afrique.

La seule chance de salut pour Air Afrique résidait dans une alliance avec Air France

Interrogé sur ce point, l'ancien directeur général Pape Sow Thiam botte en touche – « Je n'ai pas la réponse à cette question » – tandis que pour un ancien salarié, « Air France n'a pas fait tout ce qu'elle pouvait, et a peut-être même un peu appuyé sur la tête de la compagnie qui coulait ».

Ce qui est sûr pour Yves Roland-Billecart, c'est qu'avec le rachat d'UTA, Air Afrique et sa concurrente française ne jouaient plus dans la même cour. « La compagnie aérienne UTA était un partenaire de la taille d'Air Afrique. C'était un concurrent, certes, mais avec lequel on pouvait lutter. Air France était un concurrent peu dangereux quand il se bornait à desservir Dakar. Avec le rachat, ce fut tout autre chose », raconte dans son livre celui qui estima alors que « la seule chance de salut pour Air Afrique était dans une alliance avec Air France, avec partage des vols et harmonisation des programmes ».

Sollicité par Jeune Afrique, Air France a décliné nos demandes d'interview sur le sujet Air Afrique.
 

11 septembre

D'autres facteurs, totalement étrangers à la compagnie, sont aussi à prendre en compte : ainsi, après le 11 septembre 2001, les nouvelles normes de sécurité américaines disqualifient l'aéroport de Dakar, mettant un terme aux vols transatlantiques de la compagnie.