Décolonisations en « prime time » : phénomène éditorial et médiatique de 2020

 
                    L'historien Pascal Blanchard au Forum Libération 2013, à Grenoble, en France.

                                      L'historien Pascal Blanchard au Forum Libération 2013, à Grenoble, en France.
 © Matthieu Riegler, CC-BY
8 mn

Pour l’historien spécialiste de la colonisation Pascal Blanchard, « les guerres de la décolonisation furent le plus long conflit de la France au XXe siècle ».

L’ouvrage collectif dirigé par Pascal Blanchard « Décolonisations françaises : la chute d’un empire », paru aux Éditions de la Martinière, a servi de base au documentaire sur le thème de la fin de l’empire colonial français (« Décolonisations, du sang et des larmes »), qu’on a pu voir cette année à la télévision publique française.

Diffusée par France 2 à une heure de grande écoute, ce documentaire en deux volets est une vaste fresque historique bâtie à partir des images d’archives en grande partie inédites et des récits personnels des descendants des anciens colonisateurs et des colonisés. La diffusion de cette série qui a été visionnée par plus de 2 millions de téléspectateurs a coïncidé avec la commémoration du soixantième anniversaire d’indépendances par 17 pays africains. Entretien avec Pascal Blanchard.

RFI : Comment est né l’ouvrage « Décolonisations françaises : la chute d’un empire » qui a servi de support au documentaire de David Kron-Brzoza sur la période des indépendances ?

Pascal Blanchard : L’idée de réunir dans un livre les différentes facettes et les contradictions du processus de décolonisation a germé en 2018, même si elle s’inscrit dans un travail de recherche historiographique et iconographique initié il y a plusieurs années. Ce livre est né d’une volonté de vulgarisation des travaux de recherche sur le sujet. L’ouvrage ainsi que l’exposition qui l’accompagne raconte, en s’appuyant sur des travaux et des analyses historiques, les étapes de l’effondrement de l’empire colonial français. Il s’agit d’un lent et long basculement qui a duré plus d’un quart de siècle, de 1943 à 1967. C’était en quelque sorte le plus long conflit que la France a mené au XXe siècle. Notre ambition était de profiter du 60ème anniversaire des indépendances africaines pour porter un regard global sur le destin de tous les territoires coloniaux français.

Dans sa préface à votre ouvrage, Benjamin Stora raconte que le terme « décolonisation » est longtemps resté tabou dans le langage officiel français, avant de s’imposer avec son utilisation par le général de Gaulle en 1961 lors d’une conférence de presse. Or le processus de décolonisation en tant que tel a commencé longtemps avant. À quel moment exactement ?

Je dirais que ce processus a débuté dans la période de l’entre-deux-guerres, à travers trois événements très souvent oubliés et que l’on met très rarement en connexion. Le premier, c’est la révolte druze de 1925 qui s’étend à l’ensemble de la Syrie alors sous mandat français, entraînant la répression de l’État français dirigé alors par le cartel des gauches. À peu près en même temps, éclate la révolte du Rif au Maroc, qui va fortement marquer l’opinion à travers la personnalité de son leader Abdelkrim el-Khattabi. Cette rébellion fut réprimée d’une main de fer par le maréchal Pétain chargé par Paris d’éradiquer les insurgés marocains. En 1930, la révolte de Yen Bay en Indochine, également réprimée avec une violence inouïe par la France au sommet de sa puissance alors, constitue le troisième moment de la résistance populaire balbutiante dans les colonies françaises.

► (Ré)écouter : «L'histoire de la décolonisation a besoin d'être redécouverte»

Parallèlement, on assiste à l’émergence des partis nationalistes qui jouissent d’une visibilité grandissante grâce à leurs leaders charismatiques. Ils s’appellent Hô Chi Minh au Vietnam, Ferhat Abbas et Messali Hadj en Algérie, Habib Bourguiba en Tunisie. En même temps, un vaste processus intellectuel de prise de conscience se met en place à travers des magazines, des journaux animés par des jeunes lettrés issus de l’Afrique et des Antilles colonisés. Le processus va s’accélérer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et il va nous faire rentrer dans la deuxième phase qui est celle de la décolonisation active. La décolonisation insurrectionnelle et politique commence en 1943 avec la matérialisation formelle de l’indépendance du Liban et se termine dans les années 1970 avec les indépendances tardives de Djibouti et des Comores.

Qu’appelez-vous la « décolonisation insurrectionnelle et politique » ?

L’histoire des décolonisations de l’Empire français que raconte notre ouvrage n’est pas une histoire monolithique de guerres et de violences. En effet, parallèlement aux guerres meurtrières menées en Indochine ou en Algérie pour mater les résistances insurrectionnelles, les autorités françaises ont usé d’autres stratégies, en Afrique subsaharienne par exemple, afin de conserver, les décolonisations achevées, la mainmise politique et économique sur ces ex-colonies, sans nécessairement passer par un engagement policier ou militaire massif. D’autres territoires, appelés « des confettis d’empire » où les populations n’ont pas pu ou n’ont pas voulu prendre leur indépendance, constituent aujourd’hui les territoires ultramarins que possède la France sur les quatre océans. Or, ces différents devenirs font partie d’une logique d’ensemble, tout en s’insérant dans des processus sociopolitiques propres à chaque territoire colonisé. Jamais, avant nous, cette histoire de l’effritement de l’Empire colonial français n’a été racontée dans une perspective globale.

Hormis la guerre d’Algérie, l’histoire des décolonisations reste peu connue des Français. Comment expliquez-vous cette méconnaissance ?

Pour moi, il y a trois raisons à cela. Premièrement, c’est la contradiction flagrante entre les valeurs professées et la réalité de la pratique sur le terrain, qui rend le passé colonial difficilement audible encore aujourd’hui. Ainsi, alors que le système assimilationniste donne le sentiment que l’entreprise coloniale fut une entreprise de civilisation, l’État républicain, sous la gauche comme sous la droite, a battu en brèche ses valeurs les plus fondamentales en pratiquant la torture, les massacres des populations « indigènes », l’utilisation des actions secrètes, le sacrifice d’une génération d’appelés et la trahison des populations et d’individus qui lui avaient fait confiances, les harkis en Algérie, par exemple.

Deuxièmement, la responsabilité de l’amnésie collective par rapport à la colonisation en incombe aux dirigeants français qui jusqu’à encore récemment glorifiaient l’œuvre coloniale, en niant les méfaits. On pourrait citer l’exemple de Nicolas Sarkozy qui dans son discours de campagne présidentielle apportait son soutien à la construction d’un musée à Marseille dédié à l’apport civilisationnel de la France dans les colonies. On en était encore là en 2007 ! Enfin, cette histoire de domination perdure aujourd’hui à travers des concurrences de mémoire opposant les anciens coloniaux, notamment des descendants des pieds-noirs, aux Français issus d’immigration africaine, ou encore à travers le système d’interdépendance semi-mafieuse appelé la « Françafrique » que la France a construit dans ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne pour y perpétuer son influence. Tous ces éléments ont concouru à faire de l’histoire coloniale et de la décolonisation le « dernier grand tabou français », selon les mots du président français en exercice Emmanuel Macron.

La levée de ce tabou passe-t-elle par la « décolonisation des esprits » que vous évoquez dans votre ouvrage ?

Il s’agit de la troisième phase de la décolonisation qui a commencé avec le retour sur le devant de la scène politique et culturelle de la question coloniale, portée par les enfants de l’immigration. Le grand basculement a lieu en 2005-2006 avec la révolte des quartiers populaires en octobre-novembre 2005 et la création du mouvement les Indigènes de la République. Parallèlement, cette décolonisation des imaginaires ou des esprits est accentuée par l’avènement d’une nouvelle génération d’historiens et d’intellectuels dont les travaux enclenchent une dynamique nouvelle en proposant une réécriture du récit colonial. C’est dans ce contexte que se situe le discours d’Emmanuel Macron qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité », de « vraie barbarie » et appelant les Français « à regarder en face » ce passé. Qu’un homme politique français puisse parler en ces termes de la colonisation est une révolution en soi.

Diriez-vous que le succès rencontré par le documentaire tiré de votre ouvrage témoigne aussi du changement du contexte ?

Le parti-pris du réalisateur de montrer la décolonisation française comme un phénomène global mettant en relation les événements qui survenaient dans différents territoires de l’Empire, n’est sans doute pas étranger au succès rencontré par ce film. Cela dit, avec 2,6 millions de téléspectateurs uniquement pour le premier volet de la série, sans tenir compte du nombre de spectateurs pour les replays, ce documentaire a montré qu’il y a un public pour des films historiques sur la décolonisation. On ne dira plus que les films sur la colonisation et la décolonisation ne marchent pas !


Décolonisations françaises. La chute d’un Empire

 

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire

Préface de Benjamin Stora et postface d’Achille Mbembe

Editions de la Martinière,

240 pages (250 photos, documents de presses et affiches)

29, 90 euros.