DLe Père Marcel Boivine Marcel Boivin M.Afr

 

 

 LA MONTÉE ISLAMISTE : OÙ DONNER DE LA TÊTE ?

Le point de vue d’un observateur

 

 

 

ALLAHOU  AKBAR ! 

Une  invocation  adressée  au  Dieu  Tout-Puissant, louable  comme  telle,  mais  déplorable  quand  ce  Tout-Puissant  est  conçu comme un dieu hargneux. Une invocation qui en ce dernier quart de siècle

s’est envenimée au point de terroriser la terre entière, et qui est de plus en plus monopolisée par les tenants du Djihad. Le Djihad? Un combat spirituel pour le mystique, j’en conviens. Pour quiconque a des raisons de se sentir menacé, le mot sonne plutôt comme un appel à une guerre qui couvre de gloire le combattant, et que justifie le devoir de défendre la communauté des croyants de l’Islam, la ummah, ou d’étendre son empire.

JE SUIS CHARLIE !

Une manifestation de ralliement autour d’une clameur populaire exigeant la liberté d’expression, pour contrer les folles tueries de cet intégrisme fanatique qu’est le djihadisme sunni d’aujourd’hui. Elle a perdu de son attrait quand s’y sont joints des politiciens tout aussi religieusement intransigeants. Elle s’expose à perdre des sympathisants quand elle s’affirme comme la voix irritée d’un athéisme militant. Surtout, elle perd sa dignité quand elle partage l’irresponsabilité d’une publication qui se félicite de son insouciance et se rit des malheurs qu’elle cause ailleurs. Je me ralliais. Je ne me rallie plus s’il faut pour cela se faire aussi bête que les djihadistes

L’ISLAM EST UNE RELIGION DE PAIX !

Un mot d’ordre de la part de la brigade des pompiers, soucieuse d’éteindre les incendies qui s’allument de par le monde. Un mot d’ordre réduit par incendiaires et incendiés à une formule naïve passe-partout : récupéré par les djihadistes à la recherche d’adeptes, repris par des musulmans modérés en quête d’approbation, machinalement répété par quiconque s’obstine à ne voir que le meilleur de l’islam. L’islam, une religion de paix ? Je veux bien, mais ça reste à démontrer. Pour autant que je le sache, la paix qu’offre l’islam en tant que religion n’est guère plus que le lien qui solidarise la ummah et la maintient dans la bonne entente. Et là où l’islam est politiquement dominant, on a l’impression qu’il s’agit d’une paix qui s’impose en limitant les droits des kafirs, tout en consentant quelques concessions aux gens du livre.

On objectera bien vite à ces commentaires sur des événements récents qu’historiquement, les chrétiens ne se sont pas montrés plus pacifiques que les musulmans. C’est vrai. La conquête des Amériques par les premiers a été au moins aussi meurtrière que la conquête du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord par les seconds. Bien plus, le terrorisme étatique auquel se livrent aujourd’hui de grands pays occidentaux pour protéger leurs intérêts se révèle aussi inhumain et brutal que le terrorisme chapeauté par de fanatiques milices religieuses. En somme, la question n’est pas de savoir si les musulmans en tant que citoyens de la planète Terre sont moralement meilleurs ou pires que les chrétiens.

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OÙ COMMENCER ?

Pour  s’engager  dans  une  voie  d’apaisement,  il  faut  d’abord  identifier  les causes de la discorde. Ce qui ne facilite pas la tâche, c’est le fait qu’il y en ait plusieurs au cœur même des dissensions qui sévissent entre, d’une part, le monde musulman tel qu’il se redessine géographiquement de nos jours et, d’autre part, un monde traditionnellement chrétien en voie de se remodeler intérieurement sous la pression du pluralisme. J’attire l’attention sur deux de ces causes.

1.  D’une part, il y a ce puissant orage d’amertume et d’aigreur qui a surgi du côté des pays musulmans, humiliés par le colonialisme politique que leur a jadis imposé l’Europe; un orage qui a fini par éclater suite à la subordination économique exercée plus récemment par les grands pouvoirs capitalistes et symbolisée par l’emprise du Grand Satan, les USA.

Par surcroît, ces peuples très anciens et justement fiers de leurs cultures se révoltent face à des modes occidentales qu’ils considèrent comme des agressions   aux   trésors   de   sagesse   accumulés   dans   leurs   traditions   et sanctionnés par leur religion. Par exemple, le fait que l’homosexualité soit reconnue comme normale et non plus comme une anomalie à gérer; que la transsexualité,  en  dépit  de  la  mutilation  qu’elle  exige,  soit  en  voie  de s’imposer comme un droit de la personne; que le suicide assisté soit présenté comme une alternative louable aux avatars de la condition humaine – tout cela, et bien d’autres étrangetés appréhendées comme des formes de démence culturelle, prouve à ces peuples l’état de décadence dans lequel les populations chrétiennes s’enfoncent à cause de leur refus de se soumettre au projet divin sur l’être humain tel qu’eux le conçoivent.

Il y a aussi, à cet orage de colère, une composante sociale.  Tout comme les classes inférieures des peuples moins fortunés de l’Occident, les populations déshéritées du monde musulman ne s’opposent pas à la démocratie comme telle, dans laquelle une mesure de liberté personnelle et un droit de choisir leurs leaders feraient équilibre aux contraintes imposées par les structures politiques. Ces populations se soulèvent plutôt contre une forme dégénérée de démocratie, à savoir un capitalisme sans âme qui s’est mondialisé et ne joue plus ses dés que pour le profit de la minorité qui détient la majorité des capitaux. Loin d’être aveugles, les leaders des marchés financiers, de quelque religion ou nationalité qu’ils soient, ont si bien manœuvré qu’ils représentent maintenant ce 1% des grandes puissances financières qui possèdent déjà 50% des  biens  de  la  planète;  et  ils  mettent  au  pas  rois  et  présidents  pour s’approprier plus encore et régner sur l’humanité. Le fait que d’importants regroupements musulmans, aliénés par les guerres qui ravagent leurs terres ancestrales, se trouvent désormais partout, à Toronto comme à Bagdad, à Bruxelles comme à Dar Es Saalam, constitue pour la  ploutocratie régnante une menace omniprésente qui les terrorise plus encore qu’elle n’effraie les terroristes eux-mêmes.

Quitte à me tromper royalement, j’émets l’hypothèse qui suit : l’extrémisme du djihadisme religieux est jusqu’à un certain point la contrepartie de l’extrémisme des marchés financiers pour lesquels l’idole à adorer est la maximalisation des profits. Lequel des deux extrémismes fait le plus de fatalités, cause le plus de guerres, asservit le plus de monde à la condition de réfugiés et réduit le plus de personnes vulnérables à la pauvreté, je me le demande….

2.  La deuxième cause des dissensions qui sévissent se situe plutôt au niveau proprement religieux, et consiste en une composante intégriste de l’islam en tant que religion.

Le monde arabe est en ébullition, c’est vrai, mais plusieurs pays musulmans non-arabes  le  sont  aussi.  Par  ailleurs,  surtout  en  Europe,  il  y  a  des communautés musulmanes qui sont insatisfaites du sort que leur réserve la vie dans un Occident imbu de chrétienté, tout comme il y a au Moyen-Orient de tradition musulmane des communautés chrétiennes dont la situation est pire encore : elles vivent dans la peur et font face à la persécution. C’est donc que, d’une certaine façon, c’est l’islam lui-même, du moins sur certains aspects, qui est de plus en plus visiblement en crise.

Pas que je blâme les musulmans. Soyons honnêtes. Il a fallu 1966 ans à notre Mère la Sainte Église pour découvrir la liberté religieuse et l’affirmer comme un droit humain. Nous sommes tellement fiers de cette découverte que nous risquons d’en être infatués et d’exiger que la terre toute entière la fasse aussi pour nous accommoder. Le fait est que, sur ce point, le monde musulman a du retard sur le monde traditionnellement chrétien. Je ne m’en scandalise pas, mais je crois qu’il faut un degré minimal de réalisme pour développer des politiques qui s’accordent avec la réalité.

Je ne cherche pas non plus à dénigrer l’islam. C’est la religion d’une foule de personnes chaleureuses, charitables et ferventes que la vie   m’a donné de rencontrer,   et   je   la   respecte   grandement.   L’islam   est   une   religion organiquement constituée, avec non seulement sa doctrine, mais aussi son rituel, ses lois morales et son code pénal, sa philosophie de la vie humaine, sa vision des rapports entre religieux et profane. Il s’est même diversifié considérablement dans son expression à travers le temps et l’espace.

En fait, j’admire de l’islam tout ce qu’on m’a enseigné de juste et vrai dans cette religion. Le problème, c’est que je suis incapable de susciter en moi la même admiration quand je considère certaines connaissances acquises par l’expérience. Celles-ci m’amènent à y détecter des faiblesses qu’un trop grand optimisme à l’égard de l’islam a contribué à occulter. Pour la plupart, ces faiblesses, il faut le dire,  concernent des problèmes que nous aussi, comme membres de l’Église Catholique, nous rencontrions il y a à peine soixante ans; de quoi nous garder dans l’humilité. N’empêche qu’elles continuent à poser question. En voici quelques-unes.

1)  En dépit des prédictions optimistes qu’on entendait il y a quelques années, l’islam est resté largement incapable de s’ajuster à la modernité. Je comprends que le Coran comme tel ne puisse être modifié. Ce qui dérange, c’est l’interprétation foncièrement littérale de cette Sainte Écriture que l’islam n’arrive  pas  à  dépasser.  Le  résultat,  à  ce  qui  me  semble,  est  un  corpus doctrinal, moral et rituel devenu aussi imperméable au changement que le Dieu en lequel l’islam propose la foi.

2)  Le  fait  que  l’islam  considère  d’emblée  comme  erronée  toute  autre confession religieuse le fait paraître militant et avide de conversions; ce qui ne prédispose pas au dialogue spécifiquement religieux.

3)  L’islam est par nature aussi politique que religieux. Ce qu’il a en vue, c’est tout autant une ummah qui couvre la terre et la domine, que l’adoration d’un Dieu requérant la soumission absolue. Même aujourd’hui, de par le monde, les pays dont le gouvernement est musulman n’accordent le plus souvent aux chrétiens et aux juifs qu’une citoyenneté de deuxième classe, correspondant plus ou moins au statut jadis réservé aux dhimmis. Par contre, les musulmans qui émigrent dans un pays où la liberté religieuse est reconnue comme un droit humain ne semblent pas se gêner pour revendiquer la plénitude de ce qu’ils perçoivent comme leurs droits de citoyenneté; il arrive qu’ils réclament aussi pour eux-mêmes ce qu’ils considèrent comme des privilèges historiquement acquis par leurs prédécesseurs sur le terrain.

4)  Les chrétiens du Moyen-Orient ont une expérience de vie sous des régimes musulmans qui est longue de plusieurs siècles. On ne les invite pas facilement à prendre part au dialogue chrétien-musulman. Est-ce parce qu’on craint qu’ils ne disent des choses qu’on n’aimerait pas entendre?

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Il y a par ailleurs des questions qu’on ne peut éluder plus longtemps, qui concernent   la   relation   entre   l’islam   et   le   phénomène   du   djihadisme violemment militant. Par exemple :

1)  Y a-t-il dans le Coran des directives susceptibles d’être interprétées comme des incitations à tuer au nom de Dieu, comme il se trouve y en avoir dans notre Ancien-Testament ? -- Y a-t-il des appels à la vengeance? À la brutale expulsion de quiconque renonce à l’Islam ? À des punitions meurtrières contre quiconque serait jugé coupable d’injure à l’égard du Prophète ?

2)  Il est bien connu que depuis au moins une trentaine d’années il existe dans certains pays musulmans des écoles qui accueillent des jeunes soigneusement sélectionnés en divers pays africains et ailleurs, pour en faire des leaders religieux spécialisés dans la contestation, la provocation et la revendication. Le but de ces écoles serait d’ouvrir partout la voie à un combat subversif de longue haleine pour la suprématie d’Allah et de l’ummah musulmane. Pourquoi n’en rien dire, surtout quand on sait qui les subventionne?

3)  Le djihadisme ne serait-il qu’une première vague d’un tsunami en train de traverser secrètement les océans de nos diversités; un tsunami qui frappera le monde entier tel un tumultueux choc de civilisations occasionné non pas par la philosophie sociale du marxisme-léninisme, comme ce fût le cas au siècle dernier, mais par la rencontre hasardeuse de deux religions qui toutes deux ont comme mission de s’étendre jusqu’aux confins du monde, l’islam et le christianisme?

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ALARMISME OU RÉALISME ?

Il y a vingt-trois ans, on avait qualifié d’alarmiste une question que j’avais soulevée :              « Faudra-t-il attendre que soit devenu irrésistible le raz-de-marée du mouvement islamiste, qui menace déjà d’engloutir l’ouest africain et plusieurs pays de la côte orientale, pour songer sérieusement à consolider la liberté d’exister des communautés chrétiennes que nous avons contribué à fonder ? »

Les termes dans lesquels je posais ma question étaient peut-être mal choisis. La réalité qu’elle exprimait ne manquait pas pour autant de bien-fondé. On m’a toujours donné à penser que l’islam était une religion pacifique et que les quelques ‘fanatiques’ qui ici et là semaient la pagaille finiraient par se calmer. Or ces quelques fanatiques ne sont plus seulement ici et là, ils se lèvent de partout, et le dhihadisme meurtrier s’est lui-même mondialisé. Comment répondre à ces signes des temps ?

Notre réponse jusqu’ici  a été de dialoguer  avec les  musulmans  de bonne volonté; un dialogue honorable, basé sur des valeurs identifiées comme communes, et empreint du désir de gérer sereinement nos différences. Que faire, cependant, quand se développent sur certaines de ces différences des cancers  qui  détruisent  le  respect  et  la  confiance  mutuelle  et  injectent  les poisons de la rage et de la violence ?

Je ne mets pas en question la validité des principes statués par le Concile de Vatican II pour gérer cette nouvelle entité qu’était alors le dialogue interreligieux. Suffisent-ils pour faire face aux défis d’aujourd’hui? Une bonne soixantaine d’années se sont depuis écoulées, et les conditions dans lesquelles doit  se  situer  ce  que j’appellerais   maintenant   la   rencontre  se sont profondément transformées. Le monde autrefois dit chrétien, inspiré par le droit à la liberté religieuse,  est devenu de plus en plus pluraliste, accueillant sans réserve aussi bien les croyants de toute allégeance, que ceux qui ne professent aucune religion. Par contre, dans nombre de pays dont la religion d’état est encore l’islam, une vague d’épuration est en train de déferler, qui refoule les chrétiens hors des frontières ou les pousse contre le mur brutal d’un choix entre leur foi et la survie.

L’état des relations entre musulmans et chrétiens a été si gravement perturbé qu’il faut se remettre à penser et à planifier les modalités du dialogue. Pour ma part, je plaide pour le droit du paysan à crier au feu si un incendie menace de détruire sa maison. Il est rare que les guerres saintes éclatent dans les bibliothèques, Elles ont plutôt la mauvaise habitude d’exploser sur la place publique, quand les politiciens avides de pouvoir moussent le sentiment religieux populaire pour l’assujettir à l’instinct de domination. C’est une éventualité à laquelle l’expertise ne nous a guère préparés.

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COMMENT RÉVISER NOTRE APPROCHE À LA CONVERSATION ENTRE CHRÉTIENS ET MUSULMANS ?

Il ne saurait être question d’élaborer un plan qui viserait à améliorer l’islam de l’intérieur; c’est aux croyants de cette religion qu’il appartient de le faire.

Ce qui est en notre pouvoir, en tant que Missionnaires d’Afrique, c’est de lire les signes des temps, de nous mettre en mode d’écoute de l’Esprit, et d’opérer les ajustements à faire. Il ne s’agit aucunement, il va de soi, de critiquer l’œuvre accomplie par les confrères qui ont passé leur vie à témoigner sereinement de l’Évangile en des pays où l’islam était religion d’état, une œuvre que je suis le premier à admirer.

Il me semble pourtant que les circonstances de nos relations avec les musulmans, un peu partout où nous sommes présents, sont devenues tellement diversifiées et changeantes qu’on peut regretter que la structuration de nos relations avec les musulmans, de même que la praxis de notre mission à leur égard, soit restée exagérément dépendante du mode de fonctionnement modelé au cours des longues et fructueuses années de notre présence au Mahgreb.

Il eût fallu qu’on s’interroge localement beaucoup plus tôt, et plus méthodiquement, sur la façon de vivre la rencontre et le dialogue chrétien- musulman dans les circonstances particulières à notre temps. Une réflexion ouverte est surtout important dans des lieux où la confiance mutuelle entre croyants  chrétiens  et  musulmans  est  systématiquement  détruite  par  des groupes bien entraînés, comme c’est le cas depuis des décennies en Afrique de l’Est.

Voici quelques suggestions, pour ce qu’elles valent :

En premier lieu, il faudra répondre clairement aux questions de nature religieuse posées plus haut, et possiblement à bien d’autres, même si elles paraissent négatives.

Deuxièmement, il me semblerait souhaitable d’établir une distinction entre la phase de la rencontre  - un mot technique qui ne s’employait pas dans la littérature du dialogue au temps de Vatican II  -  et la phase du dialogue religieux proprement dit. Je comprends qu’il faille à tout prix continuer à converser au niveau des rapports sociaux, qui est plutôt celui de la rencontre ; et cela, en bâtissant nos relations sur la base de notre commune humanité, tout en développant solidarité et bon voisinage dans la résolution de problèmes qui nous  sont  communs. Le  dialogue  proprement  interreligieux,  lui,  exige  un regard critique tant sur des aspects de la religion musulmane que sur des composantes de la nôtre. Je reconnais et admire les bienfaits d’un tel dialogue au niveau des doctes discussions et à celui d’échanges spirituels. Au niveau des communautés où les rapports humains sont de tous les jours, qui n’a pas constaté que maintes fois le silence est plus constructif que la parole ?

Troisièmement, il restera bon de continuer à centrer notre attention sur ce qu’il y a de sage et de juste dans l’Islam, mais il faudra le faire avec un souci plus grand d’intégrer ces trésors dans notre mode de penser et de vivre notre propre foi. Un exemple me vient à l’esprit. La cohérence du monde musulman réside en bonne partie sur un credo commun, le bon voisinage et l’entraide quotidienne   qui   animent   tant   chacune   des   petites   communautés   que l’ensemble de l’ummah universelle. Contrairement à la formule éminemment hiérarchique et cléricale qui caractérise la structure et la marche de l’Église Catholique, l’ummah  musulmane vit et évolue à la base, avec un moindre degré d’intervention de la part d’imans ou de scheiks. C’est par cette force discrète que le monde musulman résiste aux épreuves des temps, qu’il grandit et s’étend par toute la terre. Les musulmans ont à nous offrir un modèle de gouvernement et d’animation qui, à mon avis, pourrait nous aider à mieux équilibrer le nôtre. Ce modèle a en tout cas considérablement influencé la vision et la programmation des petites communautés chrétiennes dans l’Église africaine. Pourrait-il nous inspirer d’autres applications qui nous seraient tout aussi bienfaisantes ?

Quatrièmement, on devra mettre en question notre traditionnelle hésitation à faire connaître publiquement  aux  croyants  de l’islam  les  valeurs  qui  sont caractéristiques de l’Évangile, là où nous avons des communautés. Il y a des signes qui suggèrent que ce qui manque à l’islam, tout comme ce qui manquait au Peuple de Dieu jusqu’à ce qu’advienne le Messie – et, jusqu’à un certain point  jusqu’à la Pentecôte de Vatican II, c’est ce que le Christ Seigneur est venu nous apprendre sur son Père et sur la façon de vivre en enfants de Dieu.

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Ma dernière suggestion est risquée, et il faut de l’espace pour l’expliquer, même  sommairement.  Il  s’agit  du  besoin  d’une sérieuse  réflexion  sur les devoirs qui découlent de la justice dans les situations où il y a discrimination contre une population chrétienne généralement minoritaire, parfois à un  point tel que les fidèles se trouvent exposés au pillage de leurs biens ou à des attentats contre leur vie. Je parle ici de petites gens, de papas et de mamans dont le malheur n’attire l’attention du public que momentanément s’ils sont tués brutalement, et pas du tout si le mauvais sort ne leur enlève que leurs chaumières et leurs moutons.

Dans les années 1994 à 1998, j’enseignais l’éthique chrétienne dans un grand séminaire de l’Est de l’Afrique. Des équipes d’islamistes fanatiques, le plus souvent venues de l’étranger ou du moins radicalisées ailleurs, s’infiltraient déjà un peu partout dans les villes et les villages du pays. Leur but était de ridiculiser méthodiquement les croyances chrétiennes et de semer l’envie et la haine dans des sociétés civiles jusque-là pacifiques. Un jour que, dans le traité sur la justice   sociale, nous discutions du principe de la légitime défense, quelques étudiants avaient demandé si ce principe pouvait en certaines circonstances s’appliquer à leurs familles, malmenées de mille façons par un voisinage hostile à cause de leur foi. Ma réponse avait été mesurée, mais allait dans la direction d’un oui. Qu’il suffise de rappeler ici que le principe de la légitime défense est conciliable avec l’Évangile et n’appartient nullement à une vision vengeresse de la justice.

Toujours est-il que, quelques jours plus tard, alors qu’on réfléchissait sur la manière dont les disciples de Jésus doivent réagir en temps de persécution, j’avais   commencé   par   avouer   que   la   réponse   était   facile   pour   des missionnaires comme moi, forts de la possibilité de sauver leur peau en s’envolant par le premier avion. Faut-il recommander à ceux qui doivent rester de  faire  le  sacrifice  de  leurs  vies  et  de  leurs  biens,  de  laisser  tuer  leurs familles, pour que vienne le Royaume de Dieu? Pas sûr. J’avais quand même expliqué  que  dans  des  situations  critiques,  les  parents,  s’ils  le  pouvaient, avaient le droit, et même le devoir,  de sauver leurs familles et leurs biens, soit par la fuite, soit par l’application du principe de la légitime défense. Quant à eux, qui seraient bientôt pasteurs de communautés chrétiennes, il leur fallait, avec la grâce de Dieu, rester jusqu’au bout avec leurs communautés.

J’exagérais? Le fait est qu’une quinzaine d’années plus tard, un des étudiants qui se trouvaient devant moi dans la classe, plus tard prêtre respecté dans son pays, était tiré à bout portant à son arrivée à une petite chapelle, un dimanche où il devait y célébrer l’Eucharistie. Deux autres bons amis, prêtres depuis longtemps eux aussi,   sont restés gravement handicapés suite à des assauts meurtriers. L’identité de leurs agresseurs n’a jamais fait l’objet de doute, mais comme dans tant d’autres cas où les cibles sont de simples gens, les enquêtes n’ont jamais débouché.

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LES DÉFIS QUI S’ADRESSENT À NOTRE PETITE SOCIÉTÉ

Dans leur tout premier article, nos Constitutions et Lois, telles que revues en 1988,  définissent  comme  suit  notre  raison  d’être  dans  l’Église :  « Notre Société est  un  Institut  Missionnaire  de  prêtres  et  de  frères  vivant  en communauté. Son but est d’annoncer l’Évangile aux hommes du monde africain. Du fait de ses origines, la Société a toujours porté une attention particulière aux croyants de l’Islam ».

Il aura fallu vingt-sept ans pour que le premier but de notre Société, tel que reformulé par ces constitutions, à savoir l’annonce de l’Évangile au monde africain, soit enfin accepté par ceux qui tenaient mordicus à un concept strictement géographique de notre mission. Qu’est-il advenu du deuxième but? Difficile d’établir un bilan. Ce que je sais, c’est  que l’élan d’énergie qui caractérise nos forces neuves depuis que s’est imposée une vision plus souple du champ de notre mission, s’avère être une opportunité pour donner à ce volet plus de consistance et d’attention. Comment exprimer avec justesse ce qu’il faut aujourd’hui entendre par la clause qui parle d’attention particulière que nous sommes appelés à porter aux croyants de l’Islam ? Si on prend au sérieux les grands remous qui secouent les peuples du monde à cette époque-ci de  notre  pèlerinage  en  tant  que  Société  missionnaire, on  en  viendra  à la conclusion que le moment est venu d’accorder, au moins au niveau de la praxis, tout autant d’importance à la rencontre avec le monde musulman, partout où nos sommes, qu’à l’évangélisation du monde africain.

Nous ne partons pas à zéro. Nous avons acquis, au cours des cent quarante- sept premières années de notre existence, tant par l’étude que par l’expérience sur le terrain, une connaissance riche et variée de l’islam et du monde musulman. Ce qui presse, c’est de mettre à profit cette connaissance, en vue d’une  réflexion  méthodique  sur  ce  qu’on  attend  de  nous  et  ce  que  nous pouvons contribuer à ce moment-ci de notre existence, dans un contexte historique qu’il ne nous appartient pas de choisir.

Marcel Boivin M.Afr. Mars 2015