[Édito] Comment peut-on être Tchadien ?

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Mis à jour le 22 mars 2021 à 10h16
 
 

Par  François Soudan

Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.

La Place de la Nation, à N’Djamena, en 2011.
La Place de la Nation, à N'Djamena, en 2011. © Vincent Fournier/Jeune Afrique/JA

 

Après l’indépendance obtenue en 1960, le Tchad a eu à construire son identité nationale en balayant les ingérences passées. Un pari relevé par « le maréchal » Idriss Déby Itno, à la tête du pays depuis plus de trente ans.

Soixante ans de colonisation et soixante ans d’indépendance, dont la moitié sous la direction du même homme : ainsi peut se résumer l’histoire contemporaine du Tchad. Lorsque Idriss Déby Itno accède au pouvoir, le 4 décembre 1990, après avoir chassé Hissène Habré de N’Djamena, son pays est encore très largement une protonation, « un espace délimité par les frontières de ses voisins », disait Jacques Chirac, à la fois accident historique et fruit d’une surenchère territoriale décidée au Congrès de Berlin pour des raisons qui relevaient avant tout du prestige.

En dehors du « Sud utile » et de ses champs de coton, le colonisateur français ne s’est jamais intéressé à ce territoire où l’administration se résumait au maintien de l’ordre. À son départ en 1960, la seule route praticable du pays était celle qui permettait d’évacuer « l’or blanc » vers le Cameroun. Pendant les trente années qui suivirent, quatre présidents (plus trois intérimaires, dont la durée de survie au pouvoir ne dépassa pas quatre mois) se succédèrent avant d’être renversés : François Tombalbaye (quinze ans), Félix Malloum (quatre ans), Goukouni Oueddeï (deux ans et neuf mois) et Hissène Habré (sept ans et demi).

Question existentielle

Autant dire qu’à l’arrivée d’Idriss Déby Itno dans la capitale la question existentielle qui se posait le 11 août 1960 était toujours la même : comment peut-on être Tchadien ?

Lui-même parvenu au pouvoir par la force, IDI s’est donc retrouvé face à un défi incontournable. Sachant que l’idée de nation relevait beaucoup plus au Tchad de la leçon apprise et de la constante verbale de tous les dirigeants depuis l’indépendance que du sentiment profond, et sachant que c’est l’État qui fait la nation, il lui a fallu construire l’État tchadien. En l’occurrence un État fort, c’est-à-dire un appareil administratif et politique légitime, entendu et obéi.

De la fiction à la réalité

Trente ans plus tard, y est-il parvenu ? En grande partie, oui. La notion même de peuple tchadien, qui recouvrait hier un assemblage de populations vivant sur le territoire d’un pays dont les frontières avaient été tracées par des étrangers, est passée du stade de fiction à celui de réalité. Ce n’est pas rien.

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PAR TRADITION, ICI COMME AILLEURS, LES POPULATIONS RECHERCHENT UN CERTAIN CHARISME CHEZ CEUX QUI LES GOUVERNENT

Et peut-être faut-il voir, dans sa décision controversée d’« accepter » la distinction de maréchal du Tchad, la continuité logique de ce qui précède. Par tradition, ici comme ailleurs, les populations recherchent un certain charisme chez ceux qui les gouvernent, et Idriss Déby Itno coche sans doute quelques-unes des cases qui permettent de prétendre à cette dignité militaire suprême – bien plus en tout cas qu’un Mobutu, un Amine Dada, un Khalifa Haftar ou un Abdel Fattah al-Sissi.

Depuis quarante ans, des légions de Kadhafi aux jihadistes du Mali, en passant par les sectateurs de Boko Haram et les rebelles lancés à l’assaut de son Palais, une partie de sa vie s’est égrenée au rythme des batailles gagnées. On lui concédera donc ce droit. À condition qu’il n’oublie pas cette maxime d’un autre maréchal, Hubert Lyautey : « Rien de durable ne se fonde sur la force. »