Sénégal : Macky Sall fait du charme aux maîtres coraniques

Le chef de l’État sénégalais a rencontré le 28 novembre l’ensemble des acteurs des « daaras » (écoles coraniques) avec plusieurs promesses à la clé. Une stratégie de séduction à l’approche de la présidentielle de 2024.

Mis à jour le 2 décembre 2022 à 17:01
 
 assoko

 

Macky Sall lors de la rencontre nationale avec la communauté des daaras au Cicad, le 28 novembre 2022. © Papa Matar Diop / Présidence de la République du Sénégal

 

Macky Sall n’a pas fait dans la demi-mesure lors de sa rencontre avec l’ensemble des acteurs de l’enseignement religieux à laquelle avaient été conviées toutes les associations d’écoles coraniques du Sénégal, et auxquels prenaient part les dignitaires des confréries islamiques dont les mourides et les tidianes, les deux plus grandes du pays.  

Institutionnalisation d’une journée nationale des « daaras », subventions de l’État dédiées à l’enseignement religieux à hauteur de 6 milliards de francs CFA (soit 20 % du fonds de dotation à l’éducation) ou instauration d’une prise en charge médicale… Devant plusieurs milliers de personnes qui l’ovationnaient, le chef de l’État a multiplié les promesses lors de cette grande messe organisée au Centre international de conférences Abdou Diouf de Diamniadio (Cicad), le 28 novembre. Le lendemain, en conseil des ministres, il pressait son chef du gouvernement Amadou Ba à engager la modernisation de ces daaras. Très répandues dans le pays, ces structures d’enseignement du Coran réchappent au contrôle de l’État en raison de leur caractère informel.  

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« L’État veut nous accompagner parce qu’il voit que le monde des daaras évoluent », se réjouit Mor Daga Sylla, un communicant membre de la confrérie mouride. « L’enseignement du Coran est une demande sociale. Dans tous les quartiers, il y a des écoles coraniques où les enfants apprennent à réciter les sourates. Mais leur nombre réel n’est pas connu », explique de son côté Cheikh Tidiane Sy, président du Cadre unitaire de l’islam au Sénégal (Cudis) qui était également présent à la rencontre.  

Face à face

L’opération de séduction intervient après plusieurs années de bras de fer entre les associations d’écoles coraniques et le gouvernement en raison de profondes divergences sur les méthodes d’enseignement de l’islam et la volonté de l’État de les améliorer. Pressés par les organisations internationales de défense des droits humains, mais également par les États-Unis, le Sénégal avait engagé une lutte contre la maltraitance au sein des daaras, et exigé un meilleur traitement des enfants talibés, ces mineurs que leur maître coranique force à la mendicité dans les rues de Dakar. 

En 2019, la diffusion de la photo d’un garçon enchaîné dans une école coranique du village de Coky (nord-ouest du Sénégal), l’un des grands foyers d’enseignement coranique du pays, avait déchaîné les passions sur les réseaux sociaux et divisé autorités religieuses et autorités étatiques. La même année, l’ONG britannique Human Rights Watch estimait dans un rapport co-produit avec la Plate-forme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH), un réseau d’ONG sénégalaises, à « plus de 100 000 [le nombre d’enfants au Sénégal qui] seraient forcés par leur maître coranique de mendier chaque jour pour ramener de l’argent ou de la nourriture, sous peine de brimades physiques ou psychologiques ». 

Le gouvernement avait alors entrepris un vaste programme de modernisation des écoles coraniques traditionnelles mêlant concertations avec les dignitaires religieux et répression. En novembre 2020, plusieurs opérations menées par des éléments de la gendarmerie avaient permis de démanteler un réseau de centres de « redressement » tenus par des disciples du chef religieux et homme politique Serigne Modou Kara où étaient séquestrés, maltraités puis torturés des centaines de jeunes.

Répression

Mal vue par les confréries qui coiffent une grande partie des structures d’enseignement, cette politique répressive avait créé une rupture entre le monde religieux et l’État. L’incompréhension et la défiance n’ont fait que s’accentuer durant la pandémie de Covid-19 lors de laquelle plusieurs maîtres coraniques avaient été arrêtés pour ne pas avoir confiné les enfants talibés qui étaient sous leur responsabilité.

« Parfois les mendiants étaient arrêtés par la police qui les amenait dans des centres de réhabilitation reconnus par l’État. Cela a suscité un mécontentement », raconte Cheikh Tidiane Sy. Surtout parmi les membres du mouvement « Aar daara » (protéger les daaras), incarnant la frange dure des associations de maîtres coraniques. Ils sont « partisans d’un daara traditionnel où l’enfant doit mendier et expérimenter les souffrances de la vie afin de devenir plus résilient et humble, en désaccord total avec la vision de daara moderne de l’État où l’on ne mendie plus », explique le président du Cudis.  

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Ces derniers n’ont pas répondu à l’invitation du chef de l’État qui a pourtant cédé à plusieurs revendications comme la libération de maîtres coraniques emprisonnés. « S’il s’agit de dossiers administratifs qui ne sont pas graves, on peut voir comment faire pour faciliter les choses », a affirmé Macky Sall. « S’il s’agit d’escroquerie, c’est pardonnable et arrangeable. Mais dans les cas de séquestration de mineur, d’association de malfaiteurs, de pédophilie, de viol ou de violence où des talibés trouvent la mort dans des conditions tragiques, la justice doit faire son travail », a-t-il continué avant d’annoncer la création d’un grand prix national de récital du Coran.

Influence politique

En la matière, les Sénégalais excellent, notamment dans les concours internationaux. En octobre, Sokhna Ndaté Cissé a remporté à Dubaï, le concours international de récital du livre sacré de l’islam, un an après qu’un autre Sénégalais a remporté un concours similaire au Maroc. « Les daaras ont été beaucoup négligés. Et bien qu’ils ne soient pas aidés à la hauteur des écoles d’enseignement général, ils ont d’excellent résultats à l’étranger. C’est bien pour l’image du pays. Et c’est ce que le chef de l’État a compris », estime Mor Daga Sylla.  

Mais l’enjeu pour Macky Sall est bien plus important, estiment plusieurs observateurs. Les dernières élections [locales en janvier et législatives en juillet], la question de la lutte contre l’homosexualité avait permis à l’opposition emmenée par Ousmane Sonko, proche des milieux salafistes de faire une percée historique. « Le sujet de l’homosexualité [dont la criminalisation avait été rejetée par le Parlement en janvier 2022] a fait perdre énormément de voix à la coalition au pouvoir, reconnait un diplomate sénégalais qui a requis l’anonymat. Cela a permis à Ousmane Sonko d’obtenir le soutien de certains dignitaires religieux. Se réconcilier avec la communauté des daaras, c’est une manière de casser cette dynamique de rapprochement entre les religieux et l’opposition. »

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Pour Cheikh Tidiane Sy, si les responsables d’écoles coraniques n’ont pas en soi de poids électoral conséquent, ils ont une influence considérable. « Si les populations ont l’impression que le pouvoir combat les religieux, alors cela peut se traduire par un vote de défiance. » Alors que Macky Sall entretient toujours le flou sur ses intentions de briguer un troisième mandat en 2024, mieux vaut pour lui s’assurer un ndiguël (un édit) des guides religieux.