Saâd Abssi est décédé le jeudi 9 décembre 2021. Il a créé en 1994, avec Michel Jondot et Mohammed Benali, l’association "Approches 92" devenue « Mes tissages / la Maison Islamo Chrétienne » dans laquelle Christine Fontaine les a rejoints. A ce titre, Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers, a demandé à Christine d’intervenir sur l’engagement interreligieux de Saâd, lors de l’hommage qui lui a été rendu le 8 janvier 2022 à la mairie de Gennevilliers. Vous trouvez ici le texte de son intervention.

On ne peut pas réduire la vie de Saâd à son implication dans le dialogue interreligieux. Pour avoir une vision plus complète de sa vie, on peut lire l’intervention de Patrice Leclerc lors de ce même hommage :
 intervention-du-maire-de-gennevilliers-lors-de-lhommage-public-a-saad-abssi-le-8-janvier-2022

Témoignage de Christine Fontaine

Nous devons tout à l’amitié entre Saâd et Michel

Je connais Saâd depuis plus de 25 ans. De formation j’ai fait des études de philosophie à la Sorbonne et ensuite de théologie à l’institut catholique de Paris. J’ai ensuite travaillé pendant 12 ans dans une paroisse avec un prêtre Michel Jondot qui fut ensuite le 1er en France à être nommé responsable pour les relations avec l’islam dans un diocèse, en l’occurrence celui des Hauts-de-Seine. Saâd et Michel se connaissaient depuis trois ou quatre ans quand ce dernier me demanda de les rejoindre. Ils venaient de créer, avec Mohammed Benali, l’association Approches 92 qui deviendra par la suite « la Maison Islamo Chrétienne ». Habitant la banlieue Sud de Paris, je comptais parmi mes amis quelques musulmans mais j’étais très étrangère à cette religion. Michel faisait appel à moi pour les rejoindre dans une cité de Villeneuve-la-Garenne où ils s’étaient implantés. Pourquoi cette cité ? Uniquement parce que c’était la barre de béton la plus longue d’Europe, un monde clos où régnaient délinquance et trafique de drogue. À la demande d’enfants de la cité, ils y faisaient du soutien scolaire et avaient besoin de mon aide pour rejoindre les mères de familles. Bien que nos activités s’orientent aujourd’hui vers les femmes plutôt que vers les enfants, ce qui a été semé par Saâd et Michel existe toujours et porte de nouveaux fruits. Mohammed et moi, qui leur succédons aujourd’hui, comme président et vice-présidente de la Maison Islamo Chrétienne, nous devons tout à l’amitié profonde qui les a réunis.

Saâd, le militant contre toute colonisation

C’est Saâd qui eut l’initiative de cette association. « Maintenant que nous sommes libres l’un devant l’autre, nous pouvons nous associer », déclara-t-il à Michel qui lui répondit : « Que signifie pour toi être libre l’un devant l’autre ? » « Je suis sûr que tu ne cherches pas à me convertir à ta religion et tu es sûr que je ne cherche pas à te convertir à la mienne, voilà ce que ça signifie. » Combien de fois n’avons-nous pas entendu Saâd nous rappeler ce hadith qui était l’un des fondements de sa foi musulmane : « Comme vous voulez que les gens agissent envers vous, agissez de même avec eux. Aucun d'entre vous ne croit vraiment tant qu'il n'aime pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même » (Hadith 13 de Al Nawawi). Il est interprété par un certain nombre de musulmans dans le sens : « Puisque tu es un frère, je désire le mieux pour toi. Et, comme la religion musulmane est la meilleure, je désire que tu deviennes musulman. » Le drame est qu’un grand nombre de chrétiens réagissent de la même manière à l’égard des musulmans mais aussi de toute personne qui ne reconnaît pas la foi chrétienne. Autrement dit, pour eux, ce qui est bien est que les autres deviennent comme eux, qu’ils leur ressemblent. On pourrait dire que ceux là – qu’ils soient musulmans ou chrétiens – se comportent comme des colonisateurs. Quand la France colonisa l’Algérie n’a-t-elle pas prétendu agir pour le bien des populations autochtones, pour leur apporter les bienfaits de la civilisation ? Ainsi en va-t-il de certains musulmans comme de certains chrétiens qui veulent convertir à leur propre religion leur prochain. Mais Saâd avait trop connu dans sa chair les méfaits de la colonisation pour agir ainsi. C’est pourquoi il traduisait le hadith « Comme vous voulez que j’agisse pour vous, agissez de même avec eux » par « comme je ne supporterais pas qu’un chrétien cherche à me convertir, je respecte que sa foi soit différente de la mienne sans chercher à le faire devenir semblable à moi. »

Pour Saâd, la volonté de Dieu consiste à travailler pour la justice

Dirons-nous pour autant que Saâd était tolérant ou qu’il prônait un islam tolérant ? Qui a connu Saâd ne peut en vérité accolé le terme de tolérant à son nom. Saâd était un combattant, il était droit, véridique, pouvait s’emporter. Il n’admettait aucune compromission avec ce qui était pour lui le sens profond de l’islam. L’expression de musulman tolérant, en ce que la tolérance peut s’apparenter assez souvent à de l’indifférence respectueuse à l’égard des autres ou à une relativisation de sa propre religion, ne lui convient pas du tout. Il voulait être fidèle et aller jusqu’au bout de sa propre religion. Pour lui le sens profond de l’islam – la soumission à la volonté de Dieu – consistait à travailler pour rendre le monde plus juste et à collaborer avec toute personne partageant ce même désir, qu’elle soit ou non croyante. « Plutôt que de se faire la guerre entre religions, disait Saâd, travaillons ensemble à faire la volonté de Dieu. » C’est à ce titre qu’avec Michel ils se sont implanté au cœur d’une des cités les plus difficiles, à l’époque, de la région. C’est dans ce combat pour la justice mené avec d’autres que s’accomplissait pour Saâd sa foi musulmane.

L’islam pour lui n’avait rien d’un totalitarisme dont les membres chercheraient à imposer la loi de Dieu à l’ensemble de la société comme ce fut le cas pour le christianisme dans le passé. L’islam n’avait rien à voir pour lui avec un communautarisme qui consiste à se replier dans un entre-soi pour ne pas risquer d’être souillé par des impurs. Pendant de très nombreuses années, il a assuré des permanences d’écrivain public au Secours Catholique de Gennevilliers. Il ne pouvait lui venir à l’esprit qu’il aurait pu se souiller en entrant dans un lieu catholique. De même, il ne pouvait admettre que des musulmans pensent souiller une mosquée en invitant des chrétiens ou des athées à y entrer non pour se convertir mais pour y échanger en vérité à partir de points de vue différents. Au Secours Catholique, il ne se souciait pas de savoir si la personne qu’il accueillait était musulmane, agnostique ou chrétienne. « Saâd sort de ses repères religieux et il écoute l’appel mystérieux auquel il faut répondre », écrit de lui Michel Jondot qui ajoute : « Beau paradoxe, sortir de sa propre religion pour lui être fidèle ! »

Saâd, un vrai mystique

Que Saâd lutte pour arracher son pays à la colonisation française, qu’il combatte aux côtés des ouvriers de l’usine où il travaillait à Gennevilliers, qu’il dénonce avec force l’oppression dont sont victimes les Palestiniens ou qu’il aide les enfants d’une cité à faire leurs devoirs, son combat est tout entier porté par sa foi en Dieu, par sa foi musulmane. Il se sait convoqué par Dieu lui-même à ne pas accepter un monde où la volonté de puissance des uns plonge les autres dans l’esclavage ou la désespérance. Le combat politique de Saâd et son engagement interreligieux sont d’abord d’ordre mystique. C’est parce qu’il était un vrai mystique qu’il a été le politique que l’on connaît. C’est parce qu’il était mystique qu’il a su travailler avec des croyants d’autres religions chez qui il a reconnu le même désir, au nom de Dieu, que le sien.

Pour mener ce combat, il y faut du courage, de la persévérance et de la force. Saâd n’en a jamais manqué. Saâd et Michel ont eu le courage et la force de fonder, à partir de leurs fois différentes, le dialogue interreligieux dans un combat pour la justice. Rendre hommage à leur travail - rendre hommage à Saâd aujourd’hui - serait de l’hypocrisie s’il ne s’accompagnait pas d’un engagement de musulmans et de chrétiens à persévérer dans le chemin qu’ils ont eu le courage et la force d’ouvrir. Quand Michel m’a appelée à les rejoindre, dans une cité des Hauts-de-Seine, je ne connaissais rien à l’islam. Puis-je dire que je le connais mieux aujourd’hui ? Pas sûr tant la religion et la foi de l’autre nous dépasse toujours. Mais je peux dire que, grâce à Saâd, des musulmans sont devenus des frères pour moi comme pour d’autres chrétiens. Je pense qu’il en est de même du côté de certains musulmans à l’égard des chrétiens. Dans une société où l’exclusion des autres devient un argument électoral, le dialogue interreligieux – comme le concevait Saâd – me semble indispensable. J’espère, Saâd, que nous serons nombreux à avoir ton courage, ta persévérance et ta force pour le poursuivre !

Christine Fontaine