Au Sénégal, tous les chemins mènent à Touba

Par  - à Dakar
Mis à jour le 11 janvier 2022 à 12:21
 

 

Près de la grande mosquée de Touba, ville sainte de la confrérie musulmane soufie des Mourides située dans le centre du Sénégal. © ISSOUF SANOGO/AFP

 

« Dans les lieux secrets du pouvoir » (1/4). Si les palais présidentiels sont les symboles de la puissance des chefs d’État, d’autres édifices ou lieux jouent un rôle primordial. Aujourd’hui, Touba, berceau du mouridisme, qui entretient de longue date des relations complexes avec la sphère politique.

Dans la nuit du 23 au 24 juin 2016, vers 1 ­h 30 du matin, Karim Wade savoure ses premiers instants de liberté après 38 mois passés derrière les barreaux de la prison de Rebeuss, à Dakar. Sur le tarmac de l’aéroport international Léopold-Sédar-Senghor, un jet privé l’attend, affrété par l’émir du Qatar. Le procureur général qatari a fait le déplacement pour l’accueillir.

Avant de partir en exil à Doha, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, « ministre du Ciel et de la Terre » entre 2009 et 2012, marque une seule halte entre sa prison et l’aéroport, dans le quartier cossu des Almadies, au domicile de Madické Niang.

Plusieurs fois ministre (notamment de la Justice et des Affaires étrangères), cadre influent du Parti démocratique sénégalais (PDS) et homme de confiance d’Abdoulaye Wade, cet avocat discret, très introduit à Touba, est à l’époque l’un des principaux intermédiaires entre le PDS et le khalife général des mourides, Serigne Sidy Mokhtar Mbacké.

LE PASSAGE PAR TOUBA EST INCONTOURNABLE POUR TOUT CANDIDAT À LA PRÉSIDENTIELLE

C’est donc chez ce dernier que Karim Wade reçoit, en toute discrétion, les bénédictions adressées par l’autorité religieuse la plus influente du pays, via le fils du khalife, Serigne Moustapha Mbacké, venu de Touba. Durant son incarcération, Karim Wade avait d’ailleurs bénéficié des berndé du guide spirituel de la confrérie mouride : des offrandes de nourriture pour agrémenter son quotidien carcéral.

Régulateur politique

« L’influence de la confrérie a évolué dans le temps, analyse l’éditorialiste Ousseynou Nar Guèye, fondateur du site d’information Sentract.sn et lui-même talibé (« disciple ») mouride. Aujourd’hui, le khalife général est un régulateur du jeu politique, voire un arbitre, plus encore que ne l’est le président de la République, qui, lui, est considéré comme un acteur partisan. » « Le passage par Touba est incontournable pour tout candidat à la présidentielle, que celui-ci soit mouride ou non, qu’il soit musulman ou non », ajoute le journaliste.

Pour Bakary Sambe, enseignant-chercheur au Centre d’étude des religions de l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis, directeur régional du think-tank Timbuktu Institute et auteur de l’ouvrage Le Sénégal entre diplomatie d’influence et islam politique (aux éditions Afrikana), « la geste mouride s’est forgée, dans l’imaginaire collectif, comme une structure distanciée du pouvoir, tout en aménageant des leviers d’influence auprès de la sphère politique ».

Régulateur, le khalife général l’est aussi lorsqu’il s’agit de calmer la rue, comme on l’a vu en mars 2021, lorsque des émeutes avaient éclaté à Dakar et dans plusieurs grandes villes du pays après l’inculpation par la justice de l’opposant Ousmane Sonko. Si d’autres autorités religieuses se sont alors exprimées, la voix du guide spirituel de Touba n’en est pas moins demeurée prépondérante.

Consignes de vote

« Dans ses mémoires, Abdou Diouf raconte qu’au moment de le désigner comme son dauphin, Senghor lui avait recommandé de rendre visite au khalife général des mourides tous les trois mois, ce que lui-même avait fait », relate Ousseynou Nar Guèye.

En période pré-électorale, difficile en effet de trouver un prétendant qui s’abstienne de passer à Touba présenter ses hommages au khalife afin de recueillir ses bénédictions. Il est pourtant loin, le temps où Serigne Abdoul Ahad Mbacké avait appelé ouvertement à voter pour Abdou Diouf et le Parti socialiste (PS) lors des élections présidentielle et législatives de 1983 et 1988.

DEPUIS LA DÉCISION DU KHALIFE GÉNÉRAL SERIGNE SALIOU DE NE PLUS INTERVENIR DANS LA SPHÈRE TEMPORELLE, LA DONNE CLIENTÉLISTE S’EST MODIFIÉE

Ce ndigël (« consigne ») explicite avait alors « marqué les esprits », rappelle le chercheur Xavier Audrain dans un article de Politique africaine consacré à l’ »Évolution du rapport religion/politique à travers le parcours de Cheikh Modou Kara ». « Ces appels, considérés comme déterminants dans les victoires électorales du dauphin de Senghor, ont ainsi perpétué la relation historique entre l’État et la ‘capitale’ des mourides, faisant du ‘clergé’ de Touba des ‘faiseurs de rois’, rappelle-t-il. Toutefois, depuis l’accession de Serigne Saliou au khalifat général de la Mouridiyya, en 1990, et sa décision de ne plus intervenir dans la sphère temporelle, la donne clientéliste s’est modifiée. »

Ndigël ou pas, l’influence du clergé mouride reste prépondérante, au carrefour du religieux, du politique et des questions de société. Lors du Magal, ce pèlerinage annuel qui célèbre la date – du calendrier musulman – à laquelle Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké (surnommé Serigne Touba), le fondateur de la confrérie, a été exilé au Gabon par l’administration coloniale française, quelque 4 millions de fidèles se pressent dans la ville sainte, devenue au fil des ans la deuxième agglomération la plus peuplée du pays après la capitale, avec 1,5 million d’habitants recensés en 2018.

Capitale provisoire

Par un effet de vases communicants, l’espace de deux ou trois jours, Dakar ressemble à une ville fantôme, quasiment dépeuplée, où les artères d’habitude embouteillées ont soudain des airs de route de campagne. Il faut dire qu’une large part des transports en commun dans la capitale (cars rapides, Ndiaga Ndiaye et taxis) sont exploités par des talibés mourides.

Touba devient alors la capitale provisoire du pays. Après être passés sous l’arche qui marque l’entrée de la ville, les fidèles affluent vers la grande mosquée, construite en 1923, et vers le mausolée où repose le fondateur de la confrérie. À Touba, cigarettes et alcool sont strictement prohibés. Et les femmes ne portent pas de pantalon.

En septembre 2021, le porte-parole du khalife général, Serigne Bassirou Mbacké Abdou Khadre, alias « Serigne Bass », avait reçu Jeune Afrique dans la résidence privée du khalife général. Une bâtisse imposante où une cour grouillante s’affairait autour du guide spirituel, un talibé tenant sa bouteille d’eau, l’autre ses babouches…

En 2020 comme en 2021, malgré la pandémie de Covid-19 et l’apparition d’une troisième vague inquiétante apparue au cours des derniers mois du fait de nouveaux variants, le Magal de Touba n’a pas été annulé par les autorités sénégalaises ni par le khalife général. « Les mourides croient, bien sûr, à la réalité de cette pandémie. Mais, dans le même temps, ils estiment que leur foi ne leur permet pas de rester sourds à l’appel de Touba. Et ils préféreraient mourir plutôt que de vivre sans obéir à cet appel », avait alors expliqué Serigne Bass à JA.

Rumeur tenace

Entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012, le futur président Macky Sall avait expérimenté à ses dépens à quel point, lorsqu’on parle du mouridisme, la moindre virgule doit être pesée. Pendant des années, une rumeur tenace lui avait en effet attribué une déclaration, lors d’une conférence de presse, jugée sacrilège car on pouvait y lire en filigrane une flèche décochée vers Touba : « Les marabouts sont des citoyens ordinaires. »

En 2018, à l’occasion d’un séjour présidentiel à Touba, l’un de ses proches conseillers, El Hadj Hamidou Kassé, s’était efforcé de corriger cette incompréhension sur les réseaux sociaux en expliquant que, dans l’entre-deux tours, le candidat Macky Sall avait en réalité affirmé que « les marabouts sont avant tout des citoyens », phrase qui aurait été déformée par un journal en « citoyens ordinaires ».

Au-delà de cette retranscription hasardeuse, Bakary Sambe rappelle qu’un autre épisode avait mis Macky Sall sur la sellette au lendemain de son accession au pouvoir : « Par souci de “bonne gouvernance”, il a notamment fait confisquer les voitures allouées par Abdoulaye Wade à certains marabouts et dignitaires mourides et des passeports diplomatiques généreusement octroyés par le régime précédent leur ont été retirés. »

De quoi expliquer pourquoi le président sortant, bien que réélu dès le premier tour en 2019, a été devancé en pays mouride (les départements de Bambey, Diourbel et Mbacké) par son challenger, Idrissa Seck, « le candidat talibé ». Ce dernier avait en effet recueilli 48,49 % des suffrages, contre 40,21 % pour Macky Sall.

LA PROUESSE DE SENGHOR A CONSISTÉ À OBTENIR LE SOUTIEN DES CONFRÉRIES MUSULMANES FACE À DES CANDIDATS EUX-MÊMES MUSULMANS

Au Sénégal, impossible d’assumer sereinement le pouvoir sans l’aval de la confrérie. « Senghor a très vite compris l’importance du soutien du mouridisme comme de la Tijaniyya [l’autre confrérie majeure au Sénégal] à un président catholique dans un pays majoritairement musulman, analyse Bakary Sambe. Sa prouesse a consisté à obtenir le soutien de ces confréries musulmanes face à des candidats eux-mêmes musulmans. » Après le retrait de Senghor, Abdou Diouf s’inscrira dans une certaine continuité. Mais en 1988, un ndigël explicite du khalife général à voter pour le dauphin socialiste marque un tournant dans cette relation. Cela ne se reproduira plus par la suite.

Quant à Abdoulaye Wade, il n’hésitera pas à jouer de son appartenance confrérique pour placer la Mouridiyya au cœur de la République. « On a alors assisté à une forme de mouridisation à la fois de l’administration et de la classe politique, analyse Bakary Sambe. Abdoulaye Wade a fait de la confrérie un outil d’ascension politique pour les cadres qui l’entouraient. Et, malgré la controverse autour de sa déclaration sur les marabouts, je pense que Macky Sall s’est inscrit dans la même continuité. »

République agenouillée

« Les responsables politiques sénégalais cherchent dans la sphère religieuse la légitimité qui leur fait parfois défaut dans la sphère politique », ajoute Bakary Sambe.

« Lorsque le pape Jean-Paul II a été reçu au Sénégal par Abdou Diouf, en 1992, le khalife général Abdoul Ahad Mbacké avait fait savoir au président qu’il voyait cette visite d’un mauvais œil. Abdou Diouf lui avait répondu qu’il était le président des musulmans comme des catholiques. À partir de là, leur relation s’était quelque peu détériorée », rappelle Ousseynou Nar Guèye.

Après sa première élection, en 2000, Abdoulaye Wade part à Touba et s’agenouille devant le khalife général. La scène est immortalisée par les médias et cette génuflexion donne lieu à des commentaires acerbes. « On a alors parlé d’une République agenouillée devant Touba », se souvient l’éditorialiste.

Douze ans plus tard, lorsque le président vieillissant briguera un troisième mandat contesté, il recevra malgré tout le soutien de deux dignitaires issus de branches parallèles de la confrérie mouride : les marabouts Cheikh Bethio Thioune et Serigne Modou Kara Mbacké. Pour les politiques sénégalais, tous les chemins mènent à Touba – quitte à prendre des chemins de traverse.

Le 27 septembre 2019, des dizaines de milliers de Sénégalais affluent au cœur de la capitale pour assister à l’inauguration de la monumentale mosquée Massalikoul Djinane, qui s’étend sur 10 000 m². Un grand œuvre bâti par la confrérie mouride à la gloire de son fondateur.

Réconciliation

La cérémonie donne lieu à une rencontre que personne n’imaginait plus. Côte à côte, l’ancien président Abdoulaye Wade et son ancien Premier ministre, Macky Sall, qui lui a succédé, enterrent la hache de guerre malgré les dissensions successives et la pomme de discorde que constitue toujours l’affaire Karim Wade.

« Évidemment, il y a eu des contentieux, mais tout ça doit être dépassé. C’est pourquoi je lance au président Abdoulaye Wade un appel solennel à discuter avec moi du pays », déclare Macky Sall face aux caméras. Pour sceller cette apparente réconciliation, le clergé mouride avait, une fois encore, joué les premiers rôles.