Le Père Bernard DelayPendant vingt ans, j’ai participé à l’évangélisation en milieu sénoufo dans le nord de la Côte d’Ivoire (à Korhogo et Niellé). Après dix années au service de la formation de formateurs pour la Vie Consacrée au Centre Mater Christi de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso), je suis nommé maintenant au Centre pour l’Étude et la Sauvegarde de la Culture sénoufo à Sikasso (Mali), que je vais rejoindre prochainement.

Comme contribution à la question de l’approche de la Religion Traditionnelle Africaine, je me propose de partager avec vous quelques réalisations ; ensuite je vous ferai part de mes réflexions actuelles sur ce que pourrait être ma mission à Sikasso.

Dans un contexte de
Religion Traditionnelle Africaine et de syncrétisme

Notre communauté est arrivée chez les Sénoufo de Korhogo en 1980. Les Sénoufo étaient très attachés à leurs traditions. Certains étaient musulmans ; une petite minorité était chrétienne ; mais la plupart, y compris les musulmans et les chrétiens, continuaient à pratiquer la religion traditionnelle. Certains chrétiens n’y voyaient aucune difficulté ; certains prêtres non plus. L’un d’eux me dit un jour : “On ne peut pas demander aux chrétiens de laisser les cultes traditionnels : c’est leur culture !”

Au Mali, où je suis depuis deux ans, je découvre beaucoup de signes de syncrétisme. Lors d’une conférence au Centre Foi et Rencontre de Bamako, un chercheur, nous parlant de la divination, concluait son exposé en affirmant que la plupart des musulmans et des chrétiens avaient recours à cette pratique. Même chez les baptisés, l’évangélisation des réalités liées à la religion traditionnelle n’est pas terminée !

Vivre du Christ dans la fidélité aux valeurs
héritées des ancêtres

Beaucoup de chrétiens vivent un tiraillement : comment vivre l’Évangile en vérité dans le respect des valeurs reçues des ancêtres ? Avec plusieurs chrétiens de Korhogo, nous avons cherché à répondre à cette question.

C’est ainsi qu’est né, en décembre 1983, ce qui prendra par la suite le nom de session “Jésus nous libère”. Il s’agit d’aider les chrétiens à clarifier leur rapport à leur tradition humaine et religieuse, afin qu’ils puissent en vivre plus pleinement les valeurs, se libérer de ce qui entrave leur épanouissement humain et chrétien, et progresser ainsi dans une double fidélité au Christ et à leurs ancêtres. Cela se fait en plusieurs étapes : prise de conscience du vécu marqué par la tradition ; analyse de ce vécu ; discernement mené dans l’accueil de la Parole de Dieu et la prière ; recherche de façons plus chrétiennes de vivre les valeurs traditionnelles.

Très vite, la session a été demandée en dehors du monde sénoufo et pour des publics très variés : catéchumènes et chrétiens de longue date ; paysans et cadres supérieurs ; jeunes et vieux ; laïcs et religieux ; villageois ancrés dans les traditions et citadins parfois déracinés. Elle a été donnée certainement plusieurs centaines de fois, et dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest : Burkina Faso, Mali, Togo, Bénin, Sénégal, et surtout Côte d’Ivoire, où elle fait partie de la formation des novices de beaucoup de congrégations. Elle est aussi au programme du Centre Mater Christi à Bobo-Dioulasso pour la formation des formateurs en vie consacrée.

Une pédagogie féconde
La démarche pédagogique mise en œuvre dans la session “Jésus nous libère” a inspiré d’autres initiatives et éclairé nos recherches. Plusieurs catéchistes et autres laïcs de Korhogo ont lancé le “Groupe Informel de Recherche sur l’Inculturation”. Leur objectif : réfléchir sur la façon de vivre en chrétiens, dans le monde d’aujourd’hui, les valeurs héritées de la tradition sénoufo. On peut noter parmi les premiers sujets abordés : la santé et la maladie ; la fidélité conjugale ; l’éducation des enfants. Le compte rendu détaillé des travaux était disponible pour toute personne, le cas échéant pour les responsables pastoraux, dont plusieurs participaient aux rencontres.

Dans les années 90, l’évêque de Katiola, en Côte d’Ivoire, a lancé la composition d’un catéchisme destiné aux catéchumènes sénoufo. Il a fait bâtir la première année du catéchuménat sur la démarche et les enseignements de la session “Jésus nous libère”.

Au cours des années, l’animation de “Jésus nous libère” et des activités dérivées nous a aidés à affiner notre approche de la culture et de la religion traditionnelles. Une des questions est de savoir en quoi consiste la fidélité à son identité. Nous avons découvert qu’il ne s’agit pas de conserver ou même de rétablir des croyances (tout est entre les mains des génies garants de l’ordre social), des institutions (initiation, excision-circoncision, veuvage), des rites (sacrifices, libations). Il s’agit plutôt de mettre en lumière les valeurs que ces croyances, institutions et rites voulaient servir, de discerner quelles valeurs nous voulons vivre aujourd’hui et selon quelle hiérarchie, et de rechercher comment vivre ces valeurs dans la foi au Christ en ce monde d’aujourd’hui. L’authenticité est moins un attachement à des croyances, des institutions et des rites, qu’une fidélité à des valeurs.

Célébrer d’une façon qui parle et qui touche
Chez les Sénoufo du Nord de la Côte d’Ivoire, les funérailles constituent, avec les sorties d’initiation, les seules grandes célébrations. C’est dire l’importance donnée aux rites funéraires, et l’insatisfaction de beaucoup de chrétiens face à la sobriété du rituel catholique des défunts.

En collaboration avec des prêtres diocésains et des laïcs sénoufo, les Pères Blancs chargés de paroisses en Côte d’Ivoire, au Burkina et au Mali ont lancé une recherche sur les rites funéraires. Au-delà des variantes locales, nous avons dégagé l’essentiel de ce qu’il est important de ritualiser pour un sénoufo (annonce de la mort, toilette mortuaire, veillée, dernier adieu, traitement de la veuve, etc.), et comment le ritualiser. Plusieurs paroisses sont allées jusqu’au bout du travail en élaborant un rituel complet dans leur parler sénoufo propre. Les célébrations funéraires, toujours très fréquentées, y sont devenues un lieu privilégié d’évangélisation. Et un certain nombre de personnes âgées, voyant que “maintenant, même la mort est prise en compte par les chrétiens”, ont fait le pas de rejoindre ces derniers.

Les questions de santé et de maladie occupent une grande place dans les préoccupations des gens et dans les rites traditionnels. Là aussi nous avons cherché comment en tenir compte. Et nous avons élaboré un rituel de prière pour les malades, plus développé que le rituel romain. Il comporte des modules variés à utiliser selon les circonstances, avec une participation active de la communauté chrétienne.

Qui dit célébrer dit chanter et danser. Avec les personnes douées en ce domaine, nous avons organisé des weekends de création et d’enregistrement de chants liturgiques. Les cassettes étant librement reproduites, on pouvait les entendre même sur le marché de Korhogo et dans les transports publics !

Un travail d’Église
Aucune de ces réalisations n’est affaire de spécialistes travaillant dans des bureaux ; toutes sont l’œuvre de la communauté chrétienne. Un groupe de laïcs (animateurs, catéchistes, responsables) travaille avec un ou des prêtres, à l’écoute du vécu de la communauté et de la Parole de Dieu. Il est important qu’y participent des prêtres diocésains, en qui on trouve la sensibilité à la fois au vécu de leur peuple et à la Parole. Le rôle du missionnaire étranger est de mettre en contact les personnes porteuses de leur culture avec la Parole de Dieu, de les aider à analyser et à discerner dans la prière, de laisser émerger des cœurs une réponse originale.

Il va sans dire que le premier pas de toute cette approche, c’est l’apprentissage de la langue et de la culture locales. Cela demande un gros investissement, et une certaine stabilité. Mais cela oblige à quitter son propre point de vue, à se mettre en position d’écoute et d’accueil de l’autre dans sa différence, en situation de dépendance et de solidarité.

Toujours repartir
Une nouvelle nomination m’envoie au Centre pour l’Étude et la Sauvegarde de la Culture Sénoufo de Sikasso. Ce centre a été créé par le Père Emilio Escudero, décédé le 2 novembre 2012. Dans les statuts du Centre, un des objectifs consiste à “œuvrer à la convergence et la symbiose entre l’expression de la foi chrétienne et musulmane en milieu sénoufo et l’univers culturel sénoufo.”

Ma mission reste à préciser sur place, avec la communauté, en fonction du contexte et des possibilités. Cependant, il me semble pouvoir déjà dire ceci :

Avec toute personne ou tout groupe visitant le centre : essayer de mieux comprendre la culture et la religion traditionnelles, et leur influence sur le vécu actuel ; réfléchir sur ce que cet héritage peut nous apporter, et sur la façon d’en tirer le meilleur parti.

Avec des groupes de chrétiens, réfléchir sur les situations actuelles marquées par la culture et la religion traditionnelles, pour voir comment les vivre en chrétiens dans le monde d’aujourd’hui ?
Pour une action durable et en profondeur, il est indispensable de travailler avec les prêtres et les instances du diocèse.

Missionnaires d’Afrique au service de
la nouvelle évangélisation

La mission n’est pas terminée. Il reste tant à faire pour que l’Évangile atteigne toutes les profondeurs du cœur de chacun et y fasse s’épanouir totalement une nouvelle façon d’être. Il reste tant à faire pour que cela s’exprime dans toutes les dimensions de la vie de l’Église et de la société. Toute l’Église est appelée à une nouvelle évangélisation. La déclaration Evangelii Gaudium du Pape François met en relief la dimension de l’inculturation, de l’évangélisation des cultures. Missionnaires d’Afrique, nous sommes rejoints au cœur de notre charisme. La nouvelle évangélisation, cela nous concerne directement.

Bernard Delay


Tiré du Petit Echo N° 1048 2014/2