La vie interculturelle, signe d'espérance prophétique

Hna. Adriana Carla Milmanda, SSpS

Sr. Adriana Carla Milmanda est membre de la Congrégation Missionnaire des Servantes du Saint Esprit et actuellement Provinciale de sa province d’origine : l’Argentine Sud. Elle est Bachelière et Professeur de Théologie à l’Université Catholique Pontificale Argentine et elle a obtenu une Maîtrise en Sciences Interculturelles et Bible au CTU (Catholic Theological Union) de Chicago, aux États-Unis. Elle a accompagné et travaillé surtout à des projets élaborés pour la promotion et l’émancipation de jeunes et de femmes en situation de vulnérabilité socio-économique, tant en Argentine qu’aux Iles Fiji, dans le Pacifique Sud. Depuis 2013 elle fait partie d’un comité international qui, avec la Société du Verbe Divin, développe des programmes destinés à la conscientisation et la formation pour la Vie et la Mission Interculturelle, tant pour leurs propres membres qu’au service des autres Congrégations qui le désirent.

Original en espagnol

….

Étant Missionnaire Servante de l’Esprit Saint, j’appartiens à une Congrégation où la vie et la mission multiculturelles et internationales font partie essentielle de l’histoire de notre fondation et de notre charisme. Cependant, mon intérêt plus particulier pour ce thème est né de ma propre expérience de joie, de frustration, de douleur et d’apprentissage lorsque je fus envoyée ouvrir une nouvelle présence missionnaire aux Iles Fiji (dans le Pacifique). Nous appartenions à notre province religieuse d’Australie, et, pendant 5 ans, j’ai vécu – moi qui venais d’Argentine – avec des Sœurs provenant de Papouasie-Nouvelle Guinée, Allemagne, Indonésie, Inde, et Bénin. La plupart du temps nous n’avons été que deux, et une seule sœur est restée deux ans. En même temps, nous découvrions un pays lui-même composé d’autochtones et d’un groupe presque numériquement égal de personnes originaires de l’Inde. Motivée par cette expérience pleine de joie, de découvertes, de douleur, de malentendus, de frustrations, et de beaucoup de leçons, je décidai ensuite d’étudier le thème des cultures et de la mission au niveau académique pour intégrer et apprendre, à partir de ce que j’ai vécu, ce qui me soutient dans l’expérience présente et ce qui me pousse vers le futur.

Le contact et les échanges entre cultures des parties les plus différentes du monde augmentent et s’imposent à nous de manière toujours plus accélérée. Grâce aux moyens de communication et de transport de notre époque mondialisée, il y a pratiquement peu de groupes qui restent aujourd’hui coupés du contact avec les autres. Les phénomènes des migrations et des déplacements massifs compulsifs ou forcés par la violence, le changement climatique, la persécution politique ou religieuse, la pauvreté, la xénophobie ou le manque d’opportunités, font que les personnes qui – tous les jours – se déplacent d’un côté du monde à l’autre se comptent par millions.

La multiculturalité et l’interculturalité sont devenues ces 20 dernières années un thème transversal que l’on traite dans des domaines aussi variés que l’éducation, la santé, la philosophie, et le monde de l’entreprise, entre autres. Au niveau théologique, nous avons travaillé pendant des années sur l’« inculturation » de la foi, de l’évangile, de la liturgie, des missionnaires, etc. L’inculturation répond à la question de savoir comment la foi, partagée par le ou la missionnaire qui vient du « dehors » ou « ad gentes », s’incarne dans la culture locale de telle manière que la foi transmise puisse en devenir partie intégrante et s’exprimer à travers la symbologie, les valeurs ou l’imaginaire de la culture locale. Cette question correspondait à un contexte ecclésial où la mission était majoritairement unidirectionnelle : depuis les pays “évangélisés” aux pays “non évangélisés”, les païens (comme on les appelait alors). De nos jours, la réalité est beaucoup plus complexe et multidirectionnelle, ce qui fait qu’en missiologie on a commencé à parler de la mission « inter-gentes » de l’Église (au lieu de ad-gentes) et de l’interculturation, qui, sans supprimer le défi toujours en vigueur de l’inculturation, y ajoute les défis et les opportunités du nouveau contexte multidirectionnel du monde et de l’Église d’aujourd’hui.

Si l’on considère la vie consacrée, appelée à se tenir aux frontières de l’Église, cette réalité nous touche aussi, nous désinstalle, nous impacte… à l’intérieur de nos communautés tout comme au-dehors, dans notre mission et nos apostolats. Cependant, je suis convaincue que nous avons un « trésor » d’expérience vécue dont nous ne sommes même pas conscientes. Beaucoup de nos congrégations ont été à l’avant-garde de la vie multiculturelle presque un siècle avant que le monde ne commence à en parler. Pour d’autres, l’expérience est plus récente. Cependant, c’est un capital d’expérience et de connaissance qu’aujourd’hui nous sommes appelées à partager les unes avec les autres et à mettre au service de l’humanité et de l’Église. D’un autre côté, pour mettre à profit cet échange d’expérience, nous devons nous ouvrir aux outils que d’autres domaines plus spécifiques développent à partir de la pensée philosophique, des sciences de la communication, de l’éducation, de la sociologie, etc.

C’est ce mélange d’expérience de vie, de réflexion théologique et d’indication des outils possibles, que je vais essayer de présenter aujourd’hui dans ce bref espace que nous allons partager. La vie interculturelle peut-elle se transformer en l’une des graines portant un germe d’espérance prophétique que nous voulons semer dans le monde d’aujourd’hui en tant que femmes consacrées ? Je suis convaincue de la réponse positive à cette question et de l’urgence avec laquelle elle doit être considérée dans chacune de nos congrégations tout comme dans l’ensemble de l’Église.

Cependant, la question la plus urgente qui préoccupe la plupart des congrégations aujourd’hui est comment le vivre et comment le faire. J’essaierai donc d’aborder la présentation de ce thème en quatre étapes :

  1. Clarification du concept d’interculturalité et d’autres concepts qui lui sont liés
  2. Comment vivre en clé interculturelle ?
  3. La faiblesse et le pouvoir de se transformer en signe
  4. L’urgence d’une option intentionnelle à partir de la prophétie et pour l’espérance

  1. Le concept d’interculturalité et autres concepts qui lui sont liés

Nous ne pouvons pas aborder le concept d’interculturalité sans éclaircir d’autres termes qui lui sont liés et/ou qui encadrent ce que signifie et propose l’interculturalité:

Multiculturalité : quand nous parlons d’un groupe ou d’un évènement ou de vie multiculturels, nous soulignons le fait que ses participants ou ses membres proviennent de cultures différentes ; par exemple, une paroisse, une entreprise, une ville, et même un pays, peuvent être multiculturels. Si nous voulons exprimer que les personnes proviennent également de nationalités différentes, nous dirons que le groupe en question est multiculturel et international. Cependant, ce fait, en lui-même, n’implique aucune relation ou interaction entre ses membres. Je peux habiter toute ma vie dans une ville où vivent des voisins d’origines culturelles différentes sans que cela me pousse à vouloir apprendre leur langue, goûter à leur cuisine, comprendre leurs valeurs, etc. Si nous représentions cela avec un graphique, il pourrait ressembler à ceci1 :

 Expérience transculturelle : Disons maintenant qu’une personne de culture “A” décide de déménager dans le quartier de culture “B”. Cette personne ferait une expérience transculturelle. Notons que nous parlons de « déménager » pour une période de temps déterminée, et non d’une simple visite touristique. Un déménagement implique, dans cet exemple, un degré d’engagement et de risque qui ne sont pas assumés quand nous sommes de passage et que nous nous considérons touristes, visiteurs, explorateurs, ou, dans le pire des cas, conquérants ou colonisateurs…

Une représentation graphique pourrait donner ceci :

ABC

Cette expérience d’apprentissage et d’adaptation à une autre culture, différente de celle dans laquelle nous avons été socialisés, s’appelle aculturation. L’aculturation est, en elle-même, une expérience décapante et enrichissante une fois que nous dépassons les stades qui se présentent normalement à un degré plus ou moins fort selon la magnitude de la différence culturelle et la personnalité et/ou la préparation de la personne. En général, ces stades passent d’un premier amour idyllique pour le « différent » à un rejet profond de cette même « différence », jusqu’à trouver un équilibre qui sache apprécier les qualités, ainsi que discerner les ombres, de l’autre culture comme de la nôtre.

Si elle ne trouve pas cet équilibre, la personne court le risque de rester paralysée dans un rêve qui ne correspond pas à la réalité (Sœurs qui « maternalisent » la culture assumée et qui parlent donc d’« eux » comme de « pauvres gens… » ou sont incapables de développer des relations avec les gens du lieu : tous leurs amis et toutes leurs références continuent à appartenir, malgré le temps, à leurs lieu d’origine, et elles ne restent en lien qu’avec eux et/ou avec les nouvelles de chez elles). Ou, au contraire, elles subissent un choc culturel qui les plonge dans la dépression, l’apathie, l’hypocondrie, la préoccupation excessive de leur santé et/ou de la propreté, l’excès de sommeil ou de nourriture, etc. Ce sont des « symptômes » d’un choc culturel auxquels nous devrions être très attentives quand ils perdurent dans le temps après un déménagement transculturel.

Je mentionne ces processus que l’on trouve dans la transculturation parce que, souvent, ils coïncident avec la formation de la communauté multiculturelle. Ainsi, il est très important de tenir compte du fait que souvent la personne non seulement s’adapte à la culture du lieu où elle est arrivée et où peut-être elle apprend une nouvelle langue – ce qui, en soi, est déjà quelque chose d’extrêmement exigeant – mais aussi, et simultanément, elle interagit avec de multiples cultures à l’intérieur et peut-être à l’extérieur de la communauté. Parfois, en formant des communautés multiculturelles, nous ne prenons pas en considération ou nous n’accompagnons pas assez les processus personnels de transculturation et d’inculturation que chaque sœur va traverser au niveau personnel en parallèle avec les défis communautaires et pastoraux. En soi, on ne peut initier des processus vraiment interculturels qu’avec des personnes qui ont vécu l’expérience de la transculturation pendant au minimum 3 ans.

Interculturalité : Revenons maintenant au graphique des cultures A,B,C,D pour illustrer la différence entre multiculturalité et interculturalité.

A B

Alors que dans le premier graphique il apparaissait que les différentes cultures coexistaient dans des compartiments clairement délimités, dans ce deuxième graphique nous voyons des flèches aller de chaque groupe ou personne vers chacun des autres groupes ou personnes, mettant en évidence leur interrelation. De plus, les flèches n’indiquent pas une unique direction mais un chemin d’aller-retour. Une sortie vers l’autre personne et un accueil de l’autre personne. De même, les lignes séparatrices ne sont pas en traits continus mais en pointillé, faisant que les limites entre les cultures ne sont plus aussi claires et définies.

Cependant, ce graphique n’illustre pas encore la communauté interculturelle. Les bonnes relations, la communication et une cohabitation paisible – bien qu’elles soient nécessaires et très importantes – ne suffisent pas. La communauté interculturelle est appelée à faire un pas de plus par rapport à la tolérance des différences et à vivre un processus de transformation, ou de conversion, qui la conduit à créer, comme fruit de cette interrelation, une nouvelle culture.

ABCDE                             ABCDEbis

Dans ce troisième graphique, nous appellerons « E » cette nouvelle culture qui est le fruit de la vie interculturelle. La culture « E » résulte d’une nouvelle et unique combinaison d’éléments provenant de chacune des cultures participantes, ce qui fait que chacune des personnes se sentira à la fois « chez elle » et devant quelque chose de « nouveau ».

Cette combinaison apparaitra comme le résultat toujours dynamique du processus d’interaction et d’accords trouvés entre les parties. Dans ce processus, les membres de la communauté s’enrichissent mutuellement grâce aux valeurs et aux lumières qu’apporte chaque culture, mais aussi ils se remettent en question et se confrontent les uns les autres quand apparaissent les zones d’ombre et les angles morts propres à chaque culture (par ex. la victimisation, les complexes de supériorité ou d’infériorité, la mentalité impérialiste, le racisme, les préjugés historiques etc.). Ce modèle d’interaction communautaire entre les cultures sur un plan de symétrie et d’égalité est diamétralement opposé au modèle assimilationniste qui prévalait (et qui survit encore ?!!) dans des groupes où les cultures minoritaires ou soi-disant sous-développées, non civilisées, ou « païennes » devaient s’adapter, se conformer et assumer la culture supérieure ou majoritaire en laissant la leur de côté. Ce modèle assimilationniste est celui qui a régi la plupart de nos congrégations dans le “recrutement” de vocations dans ce qu’on appelait les “pays de mission”. Le modèle assimilationniste se situe dans une démarche qui considère l’intégration comme une affirmation hégémonique de la culture du pays d’accueil. Selon ce modèle, on s’attend à ce que l’immigrant, ou, dans notre cas, la sœur en formation, se comporte et assume la culture de la société ou communauté d’accueil en laissant de côté ou en faisant disparaitre sa culture d’origine.

En revanche, au lieu de chercher l’« assimilation » qui nie et veut effacer les différences, le modèle que présente l’interculturalité cherche à connaitre, valoriser, approfondir et intégrer ces différences. Comme résultat de l’interrelation et de la rencontre entre les cultures, nous sommes invitées à créer une nouvelle culture « E » où chacune pourra donner le meilleur d’elle-même, partager ses dons, et se laisser interpeller par la rencontre et la relation avec le « différent » pour que ses zones d’ombres se convertissent à la lumière de l’Évangile. Humainement parlant, l’interculturalité est un mouvement contre-culturel : peu de personnes y seraient spontanément à l’aise ou s’en sentiraient capables. Nos cultures nous « programment » pour que nous tendions à entrer en relation avec « ceux de chez nous » pour nous défendre des « autres », des « différents » et de leurs menaces potentielles. Du point de vue de la foi et du pouvoir de la grâce, cependant, l’inclusion dans l’égalité est le Projet de Royaume qu’a prêché Jésus, et, en tant que tel, il est l’œuvre de l’Esprit Saint.

Cultures : les termes que nous venons de présenter nous conduisent à leur tour à approfondir brièvement notre compréhension du terme “culture”. Le concept en tant que tel, d’origine anthropologique, n’a pas une définition unique, elle a changé avec le temps et on peut l’analyser depuis des centaines de perspectives différentes. Cependant, pour ce qui nous intéresse ici, nous allons prendre la définition qui présente la « culture » comme

La manière de vivre d’un groupe de personnes – comportements, croyances, valeurs et symboles – qu’il accepte généralement sans y penser, et qui est transmise à travers la communication et l’imitation d’une génération à la suivante.

La culture, en tant que telle, n’existe pas ; ce qui existe, ce sont les personnes qui incarnent une culture déterminée ou qui utilisent des “lentilles culturelles” déterminées qui donnent du sens à leur vie, et leur permettent de communiquer et de s’organiser. Ma culture est la meilleure forme que « mon » peuple ait trouvée pour survivre et se développer dans le contexte et dans le lieu qui lui ont été attribués. Pour autant, aucune culture ne peut s’adjuger le droit de se transformer en « norme » universelle pour les autres cultures. Notre défi, dans l’Église, est que pendant des siècles notre foi a été confondue avec la culture qui servait d’intermédiaire dans sa transmission (tant les cultures qui furent l’instrument de l’écriture de nos Textes Sacrés que la culture occidentale qui étendit ensuite l’implantation de l’Église).

Voyons quelques caractéristiques de la culture : la culture s’apprend et se transmet à travers la socialisation dans les groupes primaires et secondaires où nous avons grandi (la famille, le clan, le quartier, l’école, la ville ou la campagne, la classe sociale, la religion, la profession, et les différents groupes d’identification et d’appartenance où nous avons été formés). La culture est stable et dynamique, elle se transforme très lentement, mais elle fait tellement partie de nous-mêmes que nous ne la connaissons pas jusqu’à ce que nous en « sortions ».

Ce n’est qu’au contact avec l’« autre », avec celle qui est « différente », que nous commençons à connaitre notre propre culture et celle des autres… C’est une connaissance qui se fait donc par comparaison avec les « autres », ceux et celles qui sont « en dehors » de notre groupe. Cette séparation entre « nous » (les femmes, les catholiques, les religieuses, les professionnelles, les Latino-américaines, les Argentines, celles du Sud, celles du Nord etc.) et « eux » (ceux qui ne sont pas comme « nous ») nous protège et nous donne un sens d’identité et d’appartenance, mais aussi elle nous isole, elle nous heurte et nous remplit de peur face à l’« inconnu ». Il n’y a pas d’une part les cultures supérieures ou plus développées et d’autre part les cultures moins développées ou inférieures, mais des cultures différentes. Et chaque culture croit qu’elle est la meilleure, puisqu’elle est la forme qui a le mieux permis à son groupe de s’adapter au contexte dans lequel il s’est développé.

Il est très difficile de connaitre une culture. Pour illustrer cette difficulté on peut la comparer à un iceberg dont nous ne pouvons voir que 10% de la superficie, alors que 90% se trouve sous l’eau. De même, les éléments matériels de chaque culture (comme les vêtements et aliments typiques, l’artisanat traditionnel, les danses etc.) constituent seulement 10% que nous pouvons voir, ressentir, écouter, sentir et nommer avec facilité. Pour les 90% restant, qui correspondent aux éléments immatériels, nous pouvons distinguer trois niveaux : un premier niveau partiellement visible auquel nous pouvons accéder quand nous le cherchons intentionnellement (ce qui est derrière le langage, les styles de communication, de leadership, de résolution des conflits etc.), un deuxième niveau (celui des valeurs centrales) auquel nous pouvons accéder avec beaucoup de difficulté et d’introspection, et un troisième niveau (celui des présomptions de base) qui est tellement profond et inconscient que nous ne pouvons pas arriver à le connaitre réellement : c’est que ce nous considérons comme « normal », comme « donné ».

montagne

 

 

Visible

Partiellement visible

Valeurs centrales

Présomptions de base

 

 

 

 

 

 

 

À partir de ces brèves précisions terminologiques, je voudrais qu’il apparaisse clairement que vivre interculturellement est une vocation et un choix contre-culturels qui, en tant que tels, font appel à la foi et à la vie de la grâce. Humainement, nous tendons toutes à chercher et à interagir avec les personnes avec lesquelles nous nous identifions, et par là-même avec lesquelles nous nous sentons comprises, intégrées, acceptées. Le « différent », au contraire, tend à nous faire peur, il nous interpelle, nous inspire méfiance. Cette méfiance, surtout pour les cultures qui ont souffert l’expérience de la colonisation ou l’invasion de leurs nations, n’est ni injustifiée ni négligeable ; au contraire, c’est une blessure collective qui perdure pendant des générations et qu’il faut guérir personnellement afin d’incarner un projet de vie et une mission interculturel. La vie interculturelle n’est pas le résultat automatique de la simple cohabitation de personnes de cultures différentes : elle doit au contraire être volontairement construite et assumée comme processus de conversion personnelle et communautaire. À la différence des entreprises transnationales, qui cherchent à faire de l’interculturalité un instrument pour améliorer leurs ventes, nous sommes invitées à en faire un style de vie qui nous rende plus fidèles à la suite de Jésus et dans la construction du Royaume.

  1. Comment vivre en clé interculturelle ?

Comme nous l’avons montré brièvement, la culture est quelque chose qui pénètre tous les domaines, tous les aspects et toutes les facettes de notre vie. C’est le moyen même à travers lequel nous organisons notre perception de la réalité, nous construisons un sens collectif du monde qui nous entoure (matériel et immatériel) et nous communiquons entre nous. C’est pourquoi on compare la culture avec les lentilles à travers lesquelles nous voyons. En même temps, on la compare aussi à un iceberg, parce que la culture traverse tellement intimement notre vie qu’il est impossible de la connaitre objectivement et même d’accéder aux tonalités plus profondes qui constituent la couleur de nos lentilles. Nos valeurs, nos codes moraux, nos préférences, notre sens du respect, notre sens de l’autorité, notre sens de l’ordre, notre gestion du temps, etc…. tout est traversé par la culture et les cultures des groupes d’appartenance dans lesquels nous avons socialisé. Pour moi, ce fut une découverte fascinante que je n’ai pu faire que lorsque je me suis trouvée dans une culture aussi différente de la mienne que l’était celle de Fiji.

Que faire donc pour nous ouvrir à cette réalité de la muticulturalité et commencer à vivre en clé d’interculturalité ? Comment vaincre la crainte ou la simple et dangereuse tolérance du « différent » pour commencer à sortir à la rencontre de l’autre ? L’interculturalité, plus qu’un thème, est un processus ; c’est un paradigme nouveau qui demande de répondre à la réalité qui nous entoure et qui s’impose à nous ; c’est une clé pour relire notre vie et notre mission de consacrées dans le monde d’aujourd’hui.

Compte tenu du temps à notre disposition, j’aimerais souligner au moins trois éléments qui, si j’en crois mon expérience, sont essentiels pour mettre en place ce nouveau paradigme dans nos communautés :

  1. Préparation : puisque c’est un choix contre-culturel, la vie interculturelle demande de dédier du temps et de l’énergie à la préparation des sœurs. Cette préparation comprend :
    • Une connaissance de base des traits et caractéristiques principaux des cultures qui interagissent (nationalité, ethnie, génération, éducation, provenance socio-économique, etc.). Au lieu de nous concentrer seulement sur ce qui nous unit (ce qui est une très bonne chose, et qu’il est très bon de nourrir), l’interculturalité nous provoque à explorer, valoriser et mettre à profit, aussi, ce qui nous différencie.
    • La création d’un “espace de sécurité”, de confiance et d’attention mutuelles, pour s’exprimer librement sans crainte d’être jugée et /ou étiquetée.
    • L’utilisation de différentes stratégies qui aident à soutenir la motivation qui porte à sortir de soi-même pour rencontrer l’autre et à accueillir la “différence” en dépassant les difficultés qu’il y aura dans la communication.

  1. Intentionnalité : cette motivation est un élément qui doit nous porter pour soutenir dans la durée l’effort intentionnel de construire à partir des différences. L’intentionnalité requiert de grandir dans la sensibilité interculturelle en cherchant :
    • des outils qui favorisent
      • la communication (verbale et non verbale) et
      • la résolution de conflits, qu’ils soient exprimés ou latents.
    • un travail personnel et communautaire qui renforce et développe
      • la capacité de résilience et
      • détecte à temps la dangereuse attitude conformiste qui se contente d’une simple “tolérance” de la différence.

  1. Spiritualité : La vie interculturelle, comme proposition qui découle de notre foi « catholique » (qui signifie « universelle »), est un processus personnel et communautaire de conversion qui dure toute la vie. L’ethnocentrisme (prendre notre culture pour le centre du monde et pour norme de mesure des autres cultures), les stéréotypes culturels et les préjugés qui en résultent, sont présents dans le monde, dans l’Église et en chacune d’entre nous. Le reconnaitre et nous ouvrir personnellement et communautairement pour les démanteler, c’est commencer un chemin de transformation ou de conversion. En tant que chemin spirituel, la vie et mission interculturelle est davantage une recherche et un processus qu’un but à atteindre. Il n’y a pas de recette, ni de solution rapide aux conflits qu’elle porte avec elle. Mieux, l’interculturalité nous met au défi de vivre avec les paradoxes et les grisailles des espaces liminaux qui nous ouvrent à la transformation et à la croissance. Par là-même, la vie interculturelle possède la fragilité et la puissance du « signe ».

  1. La fragilité et le pouvoir de se transformer en signe

Les signes nous donnent des pistes, ils nous signalent et nous indiquent quelque chose qui va au-delà d’eux-mêmes. Ils sont concrets, temporaires, ils doivent être correctement interprétés et décodés et, pour toutes ces raisons, les signes sont fragiles et limités… mais aussi ils détiennent un pouvoir symbolique extraordinaire qui peut capter notre imagination et nous relier avec le transcendant, avec les valeurs qui ne se voient pas, le sens de la vie, l’utopie, l’espérance et la foi.

En ce sens, l’apport que la vie consacrée peut donner à la réflexion et à la pratique de l’interculturalité dans le monde d’aujourd’hui est unique et urgent. Parce que l’interculturalité, dépourvue de son potentiel symbolique et de son horizon d’un Projet qui la transcende (le projet du Royaume), court le risque de se transformer en nouveau colonialisme. Une nouvelle forme de manipulation dans les mains des plus puissants du moment. Un instrument au service de la logique d’un système économique et politique qui est intrinsèquement exclusif et qui s’impose sans mesurer les coûts ni les conséquences pour les cultures plus vulnérables, brisées et humiliées, de millions de personnes qui « crient » pour survivre.

Au contraire, l’interculturalité comme chemin spirituel peut nous apporter, à nous et au monde, une option totalement différente. La vie religieuse d’aujourd’hui, immergée comme elle l’est dans un monde toujours plus globalisé, est appelée à répondre aux signes des temps en se transformant elle-même en signe contre-culturel et interculturel du projet du Royaume de Dieu radicalement inclusif et égalitaire :

« 26Car tous, dans le Christ Jésus, vous êtes fils de Dieu par la foi. 27 En effet, vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ; 28 il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. » (Gal. 3,26-28)

Ce fut l’expérience fondatrice et révolutionnaire des premières communautés et des premiers disciples de Jésus ! Le caractère inclusif radical et égalitaire de l’annonce et des actions de Jésus fut l’identité spécifique des premières communautés, qui les sépara progressivement du Judaïsme. Cependant, ce chemin fut et est encore une suite de pas en avant et en arrière constitués par des moments clés de conversion personnelle et communautaire. Nous nous souvenons, parmi les exemples paradigmatiques, de la « conversion » de Pierre dans le texte appelé la « Conversion de Corneille » (Ac 10, 1- 48). Dans cette histoire extraordinaire précédée par la vision du drap où Dieu demande à Pierre de manger des animaux culturellement et religieusement impurs pour lui, il termine en brisant toute une série de tabous (recevoir et loger des païens, manger et fraterniser avec eux, entrer dans leur maison et les baptiser sans les avoir préalablement circoncis) et il affirme, au comble de la surprise et de la stupéfaction, qu’il vient vraiment de comprendre que Dieu ne fait pas d’acception de personnes :

34Alors Pierre prit la parole et dit : « En vérité, je le comprends, Dieu est impartial : 35 il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes ». (Ac 10, 34-35)

Nous pouvons également retracer comment Jésus lui-même s’est “converti” de l’ethnocentrisme qu’il a partagé avec nous dans son humanité : dans sa rencontre avec la Cananéenne ou Syro-Phénicienne, Jésus se laisse provoquer et interpeller par elle au point d’accepter d’abandonner sa position première, qui est clairement exclusive. Dans ce récit nous voyons comment Jésus laisse cette femme lui montrer que la Bonne Nouvelle de Dieu et du Royaume qu’il est venu inaugurer n’est pas uniquement circonscrite au peuple d’Israël (cf. Mt 15, 21-28 ; Mc 7, 24-30).

La bonne nouvelle de l’Esprit est que la conjoncture historique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui nous invite à assumer la multiculturalité de nos communautés, de nos sociétés et de nos services pastoraux comme une possibilité de conversion et de transformation, au lieu de la voir comme un problème à résoudre. Ce n’est pas et ce ne sera pas facile, cela ne nous donnera pas la sécurité et la stabilité que nous avons perdues et que nous regrettons. Il n’y a pas de recette qui puisse nous en assurer le succès. Mais si l’interculturalité comme Projet radicalement inclusif du Règne qu’inaugura Jésus capte notre imagination, elle aura la force extraordinaire de transformer nos communautés en un signe dont a besoin et que réclame le monde d’aujourd’hui, divisé, fragmenté et opposé.

Imaginons nos charismes refondés à partir de la rencontre avec les valeurs d’autres cultures. Entrevoyons la richesse à multiples facettes qu’ils acquerraient. Cependant, cette Pâque ne viendra pas sans croix. Donner vraiment lieu à l’interculturel implique de « lâcher » ce pour lequel peut-être nous avons donné, comme institution, notre vie et notre passion pendant de longues années, afin de laisser place à la nouveauté qui apparait. La culture « E » est le fruit d’un processus de synergie où le résultat est plus grand que la simple somme des parties.

  1. L’urgence d’une option intentionnelle à partir de la prophétie et pour l’espérance

Comme tout processus vocationnel d’appel et de conversion, l’interculturalité n’est pas uniquement destinée à notre croissance personnelle et/ou communautaire qui nous porte uniquement à chercher une vie plus paisible, confortable, et tolérante. La vie et mission interculturelle se transformera aujourd’hui en un signe d’espérance prophétique si elle se construit comme un style de vie nouveau et différent. Comme signe des temps du monde d’aujourd’hui, la refondation de la vie religieuse aujourd’hui ne peut pas se faire en marge de l’interculturalité.

Étant donné que l’humanité est devenue tellement scandaleusement séparée et opposée, nous (individuellement et ensemble) devons faire un choix. Ou bien nous préférons continuer à pécher – par exclusion, séparation, et maintien des limites – et chaque jour manger et boire des procès de nous-mêmes… Ou bien nous décidons d’accepter aujourd’hui l’option radicale de Dieu pour l’humanité et, avec l’aide de Dieu et notre ferme résolution, changer nos vies. Il n’y a pas de troisième voie. Le futur de l’humanité et celui de l’Église peuvent tous deux en dépendre. (Anthony Gittins)

La vie interculturelle comme option intentionnelle pour les communautés religieuses qui traversent les frontières et s’ouvrent au “différent” en déconstruisant la “prétendue” et antiévangélique supériorité des uns sur les autres, se transforme en un “laboratoire” où nous essayons – avec nos propres vies – des relations différentes entre les cultures : relations de service dans l’égalité et non de domination, d’émancipation mutuelle et non de hiérarchies qui puérilisent ou étouffent la vie, de dialogue et non d’assimilation, de rencontre et non de colonisation, d’inculturation et d’inter-culturation.

Mais assumer l’interculturalité à partir du Projet du Royaume n’est pas seulement un exercice intra-communautaire. La véritable richesse de cette manière de faire, qui se joue dans le quotidien de la vie ad-intra, est l’impact prophétique potentiel qui la transformera en espérance pour le monde d’aujourd’hui. L’interculturalité sera signe d’espérance prophétique pour l’humanité si notre propre expérience de vivre ensemble dans nos communautés, en valorisant la « différence » et en lui permettant de nous transformer réciproquement, nous met en chemin pour sortir à la rencontre de ceux qui à cause de leur différence sont marginalisés, rendus invisibles et exploités aujourd’hui.

Seul celui qui est passé par la conversion personnelle de l’ethnocentrisme à la sensibilité interculturelle aura des yeux pour voir et accueillir la souffrance des invisibles et des exclus du monde actuel. Comme dans la parabole du « Bon Samaritain », seul l’« étranger », celui dont on n’attendait rien, put d’abord voir et ensuite aider celui qui gisait au bord du chemin, renouvelant ainsi son espérance et dénonçant, implicitement et prophétiquement, l’aveuglement du lévite et du prêtre qui passèrent leur chemin… (cf. Lc 10, 25-37).

Nous aussi, si nous nous laissons interpeler et enrichir par le regard de l’« étranger » et du culturellement « différent », nous permettrons la refondation de nos charismes en élargissant la vision de nos fondateurs d’une manière que peut-être aujourd’hui nous n’arrivons même pas à entrevoir. Ce n’est pas un chemin facile et il ne sera pas exempt de défis, mais si nous répondons aux signes des temps dans la confiance en l’œuvre de l’Esprit, nous pourrons annoncer la bonne nouvelle de l’interculturalité, et dénoncer tout ce qui la refuse, à partir de la force et de la richesse du Projet radicalement inclusif du Royaume inauguré par Jésus.

Conférence donnée pendant l’UISG Plenary 2019

 

1 Les graphiques suivants et leurs significations sont tirés de Gittins, Anthony J., Viviendo la Misión Interculturalmente: Fe, Cultura y Renovación de la Practica (Kindle Locations 621-746). Liturgical Press. Kindle Edition.