[Tribune] Précis d’érudition islamique en Afrique de l’Ouest

 
 
 
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Philosophe sénégalais, professeur de langue française et directeur de l'Institut d'études africaines à l'Université Columbia, New York

Islam et histoire intellectuelle de l’Afrique - Souleymane Bachir Diagne.

En ces temps où l’on ne parle de l’islam dans l’Ouest africain qu’en évoquant les questions, certes importantes, de terrorisme et de sécurité, il est bon de rappeler aussi ce que la religion musulmane a signifié pour l’histoire intellectuelle de la région.

Le Sahara a toujours été un espace de passage et d’échange. C’est le discours colonial sur l’Afrique qui a fabriqué une séparation entre deux mondes de part et d’autre de ce désert, un Nord relevant de la science « orientaliste », et un Sud que l’ethnologie, science des « sociétés sans écriture », était chargée d’expliquer.

Ce discours prolongeait le propos d’une philosophie hégélienne de l’Histoire qui avait posé que le continent africain devait être divisé en trois. Premièrement, une Égypte appartenant au monde asiatique, deuxièmement, une Afrique du Nord ayant vocation à prolonger l’Europe de l’autre côté de la Méditerranée, mais en tant que colonie, et, troisièmement, ce qu’il appela alors « l’Afrique proprement dite », celle située au sud du Sahara.

Circulation des savoirs

C’est contre cette construction que doit se comprendre la signification de l’islamisation de l’Afrique et se penser véritablement l’histoire intellectuelle du continent, faite aussi d’érudition écrite. Il faut comprendre déjà que l’histoire intellectuelle dans le monde de l’islam fut aussi celle d’un développement des sciences de l’antiquité grecque et romaine, et que le devenir africain de cette histoire s’est construit également sur cet héritage.

Le transfert des connaissances n’est pas ce trajet unilinéaire simple qui a conduit d’Athènes à Rome et de Rome à l’empire d’Occident

La fameuse expression latine translatio studiorum (transfert des connaissances), utilisée durant le Moyen Âge européen pour parler de la transmission des sciences du monde grec à la chrétienté latine d’Occident, n’est pas ce trajet unilinéaire simple qui a conduit d’Athènes à Rome et de Rome à l’empire d’Occident. C’est aussi le chemin qui a mené d’Athènes à Bagdad, Cordoue, Fès, Tombouctou…

Recherches prometteuses

Ainsi, l’histoire de la philosophie en Afrique sera-t-elle faussée si elle ne prend pas en compte la tradition d’étude de la logique d’Aristote ou celle de réflexion sur la philosophie néoplatonicienne dans la métaphysique du mysticisme telles qu’on les rencontre en Afrique de l’Ouest, dans les centres intellectuels comme Tombouctou, ou en Afrique de l’Est, dans le monde swahili.

L’étude de la tradition d’érudition en Afrique subsaharienne musulmane, dont témoignent les manuscrits de Tombouctou, connaît aujourd’hui un développement important. Les écrits de ceux qu’Ousmane Kane a appelés les intellectuels africains « non europhones » font l’objet de recherches prometteuses. On citera ainsi le récent ouvrage de cet auteur, traduit en français sous le titre Au-delà de Tombouctou : Érudition islamique et histoire intellectuelle en Afrique occidentale.

Tradition intellectuelle et spirituelle

De manière générale, il est important de prendre toute la mesure de la signification de l’islamisation du continent comme facteur de développement d’une tradition intellectuelle qui reste largement à (re)découvrir.

Cette tradition intellectuelle et spirituelle est le fruit du patient travail d’oulémas (savants musulmans) qui ont fait le choix de gagner les cœurs et les esprits à l’islam par l’éducation plutôt que par la contrainte. Ils ont ainsi cultivé une philosophie pacifiste dans la conviction que la fureur des jihads fera toujours infiniment moins que la patience des éducateurs.

La conviction des Jakhanke était que le vrai combat devait être celui de l’éducation

Ainsi, il faut souligner le rôle décisif joué par les Jakhanke, ce groupe ethnique qui s’est fait une spécialité de produire des oulémas missionnaires, lesquels, durant des siècles, ont créé à travers la région des centres d’enseignement islamique. Cette tradition éducative des Jakhanke a fait l’objet d’une étude par Lamin Sanneh, dans un ouvrage au titre éloquent : Beyond Jihad : The Pacifist Tradition in West African Islam.

La tradition pacifiste qui a ainsi été établie en Afrique de l’Ouest porte le nom de l’ancêtre fondateur que se reconnaissent les Jakhanke, Al Hajj Salim Suware, qui vécut au XIIIe siècle. C’est en réaffirmant cette tradition que les Jakhanke ont répondu à l’épreuve de la colonisation elle-même en se démarquant des oulémas parmi eux qui s’étaient lancés dans l’aventure du jihad. Leur conviction, partagée en général par les guides des confréries soufies, était que le vrai combat devait être celui de l’éducation. Cela demeure vrai, plus que jamais.