Le Père Patrick OdhiamboDans la lettre de nomination que je recevais vers la fin de ma formation initiale à Toulouse, le provincial du Burkina m’écrivait : “Nous avons tenu compte de ton désir de travailler en milieu rural de première évangélisation où tu pourras vivre le dialogue avec la religion traditionnelle. Ton désir correspond pleinement à nos besoins. Tu es donc nommé à la paroisse de Konadougou, diocèse de Banfora, en plein milieu Sénoufo.”

Après presque six ans de présence dans la paroisse, je peux affirmer que la paroisse de Konadougou, peuplée de Sénoufo, Turka, Wara, Natioro, Samogo et Blé, est une paroisse de première évangélisation et un véritable lieu du dialogue avec la religion traditionnelle, le nombre des chrétiens ne dépassant pas 1%. Le reste de la population est soit musulman soit composé d’adeptes de la religion traditionnelle, cette dernière étant la majorité. Tout chrétien vivant ici doit donc quotidiennement faire face à la question : comment vivre ma foi chrétienne dans ce milieu profondément marqué par la religion traditionnelle ? Voici quelques exemples des interrogations et des expériences vécues durant ces quelques années.

Pouvons-nous manger de la viande offerte aux idoles ?
Dès mon arrivée, il m’a été demandé de m’occuper de la préparation au baptême des jeunes collégiens. Je me suis vite rendu compte qu’ils étaient, pour la plupart, les premiers chrétiens de leurs familles. Leurs nombreuses interrogations m’ont amené à comprendre que faire le sacrifice était l’un des éléments les plus importants de la pratique de la religion traditionnelle. Ces sacrifices peuvent être faits par un individu, une famille ou tout le village. Beaucoup de chrétiens se trouvent dans une situation où ils doivent, d’une manière ou d’une autre, s’impliquer dans ces sacrifices. Ils se posent toujours la question : jusqu’à quel point est-ce que je peux m’y impliquer sans faillir à mon devoir de chrétien ?

L’un de ces catéchumènes me demandait un jour : “Si mon père veut faire un sacrifice pour ma réussite à l’examen national, puis-je accepter ? Si oui, puis-je participer ? Puis-je manger de la viande qui y est offerte ?” Ce genre de questions revient souvent dans mes échanges avec les chrétiens que je rencontre et, comme dans ce cas précis, je ne suis pas toujours satisfait des réponses que je donne.

Devons-nous tout abandonner de nos traditions et coutumes ?fétiche familial
Comme dans l’exemple ci-dessus, les multiples questions que se posent les chrétiens peuvent se résumer en une seule : étant devenus chrétiens, devons-nous tout abandonner de nos traditions et coutumes ? Le christianisme a été pendant longtemps présenté comme une religion venue abolir tout ce qui est tradition et coutume. Être un bon chrétien voulait pratiquement dire ne plus “faire la coutume.”

Aujourd’hui, grâce aux nombreuses années d’avancée dans l’inculturation, nous essayons d’aider les chrétiens en milieu traditionnel à reconnaître que dans leurs traditions et coutumes il y a beaucoup de pratiques qui sont en accord avec les valeurs chrétiennes et beaucoup d’autres qui ne le sont pas. C’est un travail de discernement pas toujours facile pour le chrétien autochtone et encore moins pour le missionnaire duquel parfois les fidèles attendent une liste claire, distinguant ce que l’on peut faire de ce que l’on doit abandonner. Il me paraît clair que la foi chrétienne doit être incarnée dans la culture du peuple à qui la Bonne Nouvelle est annoncée, sinon, elle ne tient pas. Dieu ne vient pas faire violence à son peuple, il vient pour tout sauver en lui.

Dieu parle-t-il la langue sénoufo ?
Au cours d’une célébration eucharistique dans un des villages sénoufo où le christianisme n’en est qu’aux premiers baptêmes, j’étais accompagné par le seul prêtre sénoufo originaire de la paroisse. Célébrant en langue jula, j’ai demandé au prêtre de traduire mon homélie en langue sénoufo. J’ai été très touché de l’attention que l’assemblée lui accordait. En plus, à la prière universelle, un vieux du village prit la parole pour remercier Dieu qui leur montrait en ce jour qu’il y avait des prêtres qui parlaient leur langue, qu’il y avait des chrétiens sénoufo ailleurs et que, donc, la religion chrétienne ne leur était pas une religion étrangère.

Ce qui me paraissait une évidence ne l’était donc pas pour l’assemblée. Le Dieu de Jésus Christ est-il un Dieu si proche ? Parle-t-il la langue de son peuple ? Comment le savoir plus près de nous-mêmes que nous ne le sommes, alors que la plupart des gens le voient éloigné et ont toujours besoin d’intermédiaires pour l’aborder ?

La peur : qui lutte pour nous ?
Le chrétien dans un milieu traditionnel vit souvent dans la peur de la sorcellerie et de toutes sortes d’esprits du mal. Il se pose la question : quelle est la façon chrétienne de lutter contre le mal ? Jésus est-il une solution magique contre les esprits du mal ? En devenant chrétien, on pense parfois échapper à la menace de la sorcellerie comme des esprits du mal et on s’étonne si, tout en étant chrétien, on doit toujours faire face aux mêmes difficultés que le reste de la population. La tendance est donc de retomber dans la pratique de la religion traditionnelle pour faire face à certaines difficultés de la vie, tout en se définissant comme chrétien. On a souvent accusé les fidèles dans le milieu traditionnel, à raison et parfois aussi à tort, de syncrétisme. Comment aider les chrétiens à reconnaître que Jésus, bien qu’il n’apporte pas une solution magique aux problèmes de la vie, invite chaque croyant à une relation de confiance avec lui et qu’il est bien la solution pour celui qui croit en lui ? Comment, devant les difficultés concrètes de la vie quotidienne (maladie, mésentente, sécheresse, etc.), présenter Jésus Christ comme le Sauveur en dehors de qui il n’y a pas de réel salut possible ?

Conclusion
Je pense que le travail dans un milieu où la religion traditionnelle est dominante doit surtout insister sur la relation avec la personne de Jésus Christ comme fondement de la foi chrétienne plutôt que sur les dogmes chrétiens. Jésus nous sauve non seulement par ses paroles, mais surtout par sa vie, sa mort et sa résurrection. C’est en nous attachant à sa personne que nous saurons ce qui est à laisser et ce qui est à préserver de la religion traditionnelle, donc ce qui est en accord avec l’esprit de Jésus. Dans une relation intime, personnelle et communautaire avec Jésus Christ, les coutumes traditionnelles ne sont pas abandonnées mais évangélisées. Le mouvement devient ce qu’il doit être : de l’attachement à la religion traditionnelle à l’attachement à la personne de Jésus Christ.

Je crois que, comme le dit notre confrère José Maria Cantal Rivas dans Tam-Tam d’avril 2011, “Jésus n’est pas venu annoncer une nouvelle religion, mais une nouvelle manière d’entrer en relation avec Dieu et avec les autres.” Un chrétien en milieu traditionnel, comme tout chrétien d’ailleurs, a besoin de rencontrer ce Jésus qui nous libère et d’entrer en relation personnelle avec lui. Seule cette relation intime et personnelle avec Jésus Christ peut servir de critère de discernement entre ce qui est bien et ce qui ne l’est pas dans les traditions et coutumes héritées de la religion traditionnelle.

Plus les chrétiens laisseront Jésus évangéliser leurs traditions et coutumes, plus ils seront fidèles à son enseignement. Ainsi, les paroles d’Isaïe auront plus de sens pour chaque personne comme pour chaque peuple :
“Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre une lumière a resplendi.” (Is 9, 1)

                            Père Patrick Odhiambo


Tiré du Petit Echo N° 1028 2012/2