Niger : entre la France et le Mali, le pari risqué de Mohamed Bazoum

Au pouvoir depuis un peu plus d’une année, le chef de l’État doit composer avec les impératifs sécuritaires, les effets de la crise malienne et un sentiment antifrançais grandissant. S’il a fait le choix d’apparaître comme l’allié des Occidentaux au Sahel, il sait aussi que ce pari est risqué.

Mis à jour le 13 juin 2022 à 16:50

 

(De g. à d.) Le chef de l’État nigérien, Mohamed Bazoum, accueilli par le président du Conseil européen, Charles Michel, et par le chef de l’État français, Emmanuel Macron, lors du Sommet Union européenne-Union africaine, le 17 février 2022, à Bruxelles. © Olivier Hoslet, Pool Photo via AP

 

Son envergure de douze mètres est devenue la hantise des soldats russes. Stationnés depuis la fin du mois de février dans l’est de l’Ukraine, ceux-ci ont appris à se méfier de cette terreur grise baptisée Bayraktar TB2 en l’honneur de l’ingénieur Selçuk Bayraktar, gendre du président turc Recep Tayyip Erdoğan. Certains, dans les armées occidentales, surnomment même ce drone la « kalach du XXIe siècle ». Relativement peu coûteux (moins de 5 millions d’euros), facile d’accès, efficace, il est l’une des explications à l’enlisement des troupes de Moscou en terres ukrainiennes. Alors, ce 20 mai, sur le tarmac de l’aéroport de Niamey, les hauts gradés nigériens ont le sourire. Devant eux vient d’atterrir un avion de transport Iliouchine II-76. Immatriculé en Ukraine – une coïncidence – sous le matricule UR-FSE, celui-ci est un habitué du continent : depuis la Turquie, qui loue ses services pour ses exportations d’armes, il effectue régulièrement le voyage vers l’Éthiopie, autre client d’Istanbul.

Les six drones TB2 sont lentement « roulés » en dehors du mastodonte. D’autres commandes passées en Turquie en novembre 2021 par le président Mohamed Bazoum suivront, ainsi que des véhicules blindés et des avions légers de marque Hürkus. « Le Niger se donne les moyens de ses ambitions sécuritaires », résume un conseiller du chef de l’État.

Des drones sur le front

Ces dernières semaines, les attaques de l’État islamique se sont intensifiées le long de la frontière avec le Mali. Emis-Emis, Inecar, Igadou, Aghazraghen… La liste des villages attaqués dans l’un ou l’autre pays s’allonge. « La réponse des Maliens est quasiment inexistante, déplore un cadre de l’armée nigérienne. Au moins provisoirement, c’est à nous qu’incombe la tâche de sécuriser la région. » Les TB2 feront-ils basculer le rapport des forces, malgré le terrain favorable à la dissimulation des terroristes ?

Avec une portée de 150 km, une autonomie d’environ vingt heures et la capacité de frapper des cibles distantes de 8 kilomètres, ces drones se rapprocheront du front. Certains d’entre eux devraient être stationnés sur la base 201, construite par les États-Unis dans la région d’Agadez, afin de surveiller les convois de drogue, qui font partie intégrante du financement des jihadistes. Les autres, avec pour objectif premier de sécuriser les régions de Tahoua, et Tillabéri, devraient prendre leurs quartiers à proximité de la frontière malienne, dans plusieurs bases dont la construction est à l’étude actuellement.

C’EST À NOUS QU’INCOMBE LA TÂCHE DE SÉCURISER LA RÉGION

D’ici là, les ingénieurs turcs seront à pied d’œuvre pour remplir l’autre partie de leur contrat : former les futurs pilotes de drone nigériens. « Notre objectif est d’obtenir le maximum de moyens dans la surveillance aérienne, l’intervention rapide et la formation. Pour cela, nous diversifions les partenaires », résume une source sécuritaire.

« Pas uniquement une guerre contre les jihadistes »

Comme les États-Unis, l’Allemagne dispose d’une base logistique à Niamey et a concentré ses efforts autour d’un centre de formation des forces spéciales nigériennes. L’Italie et le Canada forment également des troupes d’assaut spécialisées. Enfin, et surtout, la France travaille actuellement à faire du Niger le noyau de sa présence au Sahel, dès lors que le retrait du Mali de l’opération Barkhane aura été achevé.

Depuis l’annonce du départ des troupes françaises du territoire malien, le président nigérien Mohamed Bazoum n’a cessé de se montrer favorable à un accueil plus important de moyens européens sur son territoire. À la fin de février, il a même réuni les « cadres » du pays – élus, leaders civils et religieux, hauts gradés… – afin de plaider en faveur d’un partenariat accru avec les Occidentaux et, en premier lieu, avec la France.

Dans un centre de conférences plein pour l’occasion, le chef de l’État a martelé que le Niger ne pouvait, face à un État islamique aux ramifications internationales, se passer de partenaires étrangers, quels qu’ils soient. « Si j’avais assez d’argent, j’achèterais plus d’hélicoptères […] mais ce n’est pas la réalité. Donc si, à côté de mes 12 000 militaires, je peux placer 400 à 700 Européens, je dois le faire », a-t-il lancé à une foule largement acquise à sa cause. Depuis, les discrètes réunions se multiplient entre les états-majors européens – en particulier français – et nigérien. Le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées françaises, et son homologue nigérien, le général Salifou Modi, peaufinent un dispositif qui aurait pour objectif d’être opérationnel à la fin de 2022 et de s’articuler autour de bases de petite ou moyenne taille le long de la frontière malienne.

LE NIGER PEUT TIRER PARTI DE L’EUROPE DE LA DÉFENSE

« La portée des drones et la nécessité d’intervenir rapidement dans la zone frontalière nous obligent à un déploiement à proximité des enclaves jihadistes », explique un gradé nigérien. « Au-delà de la problématique militaire, il y a aussi une dimension symbolique. Mohamed Bazoum veut montrer aux habitants que l’État ne les abandonne pas. Ce n’est pas uniquement une guerre contre les jihadistes, c’est aussi une opération de reconquête des populations », ajoute un conseiller du chef de l’État. Ces dernières années, Niamey a tenté – en partie en vain – de renforcer le maillage de ses forces dans la région de Tillabéri et de garnir des avant-postes au plus près de la frontière malienne. « Nous avons manqué de moyens pour que cela soit efficace. Le recrutement de troupes et le renfort d’alliés devront nous aider à passer un cap », espère notre conseiller.

Drones turcs, formations européennes, troupes françaises… Mohamed Bazoum parviendra-t-il à remporter le pari de l’internationalisation du conflit sahélien ? Ces derniers mois, s’adressant à ses interlocuteurs, il a plusieurs fois fait le parallèle avec la guerre qui se déroule en Ukraine, appelant avec ferveur les Européens à se montrer aussi prompts au soutien matériel et financier en Afrique que dans l’est de l’Europe.

 

 © Discours de Mohamed Bazoum à l’issue du sommet en visioconférence avec les autres chefs d’État du G5 Sahel, organisé depuis le palais de l’Élysée, à Paris, le 9 juillet 2021.

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Discours de Mohamed Bazoum à l’issue du sommet en visioconférence avec les autres chefs d’État du G5 Sahel, organisé depuis le palais de l’Élysée, à Paris, le 9 juillet 2021.

« Avec la guerre au Sahel, Emmanuel Macron a échoué à faire avancer l’Europe de la défense. C’est l’Ukraine qui a finalement eu cet effet. Mais cela ne veut pas dire que le Niger ne peut pas en tirer parti », analyse un diplomate occidental à Niamey. Et d’ajouter : « À l’étranger, Mohamed Bazoum assume le pari de présenter le Niger comme le “dernier bastion” démocratique de la zone des trois frontières, en se montrant très critique vis-à-vis d’un Burkina Faso impuissant et d’un Mali infiltré par les Russes de Wagner. »

Politiquement explosif

Ce pari est-il risqué ? Du côté de l’opposition, certains n’hésitent pas à qualifier le chef de l’État nigérien de « vassal des Français », en particulier sur les réseaux sociaux où le sentiment anti-occidental a le vent en poupe. En novembre 2021, l’épisode du passage d’un convoi de Barkhane à Téra, dans l’ouest du pays – au cours duquel trois Nigériens ont été tués –, a contribué à rendre ce climat tendu. La France a finalement accepté de partager avec le Niger l’indemnisation des familles des victimes, mais sans reconnaître une quelconque culpabilité, dans la plus pure tradition de la « grande muette ». Si l’atmosphère n’est pas aussi délétère qu’au Mali, au Burkina Faso ou même au Tchad – où l’alliance avec Paris n’est pas remise en question par le pouvoir mais où des manifestations antifrançaises ont récemment eu lieu –, on y prête la plus grande attention au sommet de l’État.

BAZOUM ET SES PROCHES S’ACTIVENT À GARDER DÉSAMORCÉE LA BOMBE DU SENTIMENT ANTI-FRANÇAIS

« Mohamed Bazoum veut à tout prix garder la main sur la coopération avec les Français. D’abord, parce qu’il connaît mieux le terrain. Ensuite, parce que c’est politiquement explosif. Pour lui, il n’est pas question que la stratégie se décide à Paris », assure l’un de ses conseillers. À Niamey, Salifou Modi est ainsi chargé de faire en sorte que le futur déploiement européen corresponde au mieux aux attentes des Nigériens sur le plan opérationnel. Bazoum et ses proches s’activent quant à eux à garder désamorcée la bombe du sentiment anti-français. « C’est en partie pour cela que nous souhaitons privilégier un déploiement en dehors de Niamey, dans des bases de taille restreinte », explique un gradé nigérien. Dans leurs discussions avec les Français, les Nigériens se sont d’ores et déjà déclarés opposés à une augmentation des effectifs français autour de l’aéroport de la capitale.

Mohamed Bazoum a également insisté sur le partage des renseignements relatifs aux mouvements jihadistes. Dépendant en grande partie des technologies françaises et américaines, le chef de l’État nigérien espère que ses nouveaux drones turcs viendront lui procurer une certaine autonomie. Conseillé par le patron des renseignements, Rabiou Daddy Gaoh, qui est proche de lui, il sait qu’il doit disposer du plus de cartes possibles dans la guerre qui l’oppose à l’État islamique, afin de le frapper militairement ou de le forcer à un dialogue entamé discrètement ces derniers mois. Le 3 juin, à Makalondi, dans une région de Tillabéri où il s’adressait à des victimes de jihadistes, le président a réaffirmé l’une des missions prioritaires de son premier mandat : la reconquête des territoires passés sous la domination de l’État islamique. « Faites-nous confiance ! » a-t-il lancé, en français, aux déplacés venus l’écouter. « Celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre », disait le général et stratège Sun Tzu.