Guinée : faut-il juger Alpha Condé ? par François Soudan

Dans le contexte de vérité et de justice dont les Guinéens ont tant besoin et qui vaut aujourd’hui à l’ex-chef de l’État Alpha Condé les lourdes accusations dont il fait l’objet, d’autres dossiers impliquant des membres de la junte doivent être mis sur la table.

Mis à jour le 25 mai 2022 à 12:44
 
François Soudan
 

Par François Soudan

Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.

 

 

   L'ex-chef de l’État guinéen Alpha Condé. © Carlo Allegri/REUTERS

 

C’est un vieil homme seul de 84 ans en costume et chaussures immaculés qui, le 21 mai au matin, a pris place à bord d’un avion affrété par son ami le président turc Recep Tayyip Erdogan, à destination d’Istanbul. Le soir, au téléphone, la voix est fatiguée, mais comme soulagée de pouvoir me parler longuement, après neuf mois ou presque pendant lesquels l’ancien chef de l’État renversé le 5 septembre 2021 s’est morfondu dans la plus haute des claustrations, coupé de tout contact avec l’extérieur. « Pour l’heure, je me préoccupe de ma santé, me confie-t-il. Je ne souhaite pas parler de politique pour de multiples raisons, entre autres le comportement de certains cadres qui m’ont profondément déçu. Ce sont des Guinéens qui n’aiment pas la Guinée. »

En Turquie pour une série de check-up après une double opération subie en début d’année à Abou Dhabi, Alpha Condé fait depuis le 4 mai l’objet de poursuites en Guinée pour le plus infamant des crimes : celui d’assassinat et de complicité de meurtre, passible de la réclusion à perpétuité. La prison n’est pas une nouveauté pour lui, qui a connu les cellules infectes de la Maison centrale de Conakry entre 1999 et 2001, en combattant de la démocratie injustement condamné pour atteinte à la sûreté de l’État. Le motif était noble, et la mobilisation en faveur du « Professeur » fut à l’époque panafricaine et allait même au-delà, Jacques Chirac, Madeleine Albright et Nelson Mandela joignant leur voix à celle des militants socialistes qui, de Dakar à Dar es-Salaam, exigeaient sa libération.

D’ex-pairs mutiques et tétanisés

Vingt-deux ans plus tard, l’« instruction aux fins de poursuite judiciaire par voie de dénonciation » lancée contre Alpha Condé et vingt-six de ses proches sur décision du colonel Mamadi Doumbouya a été accueillie dans un silence de catacombe par les amis et obligés du président déchu, mutiques il est vrai depuis sa chute il y a neuf mois. Ses ex-pairs, dont certains sont tétanisés par la perspective de subir un sort similaire, préfèrent, eux, regarder ailleurs.

Alpha Condé a donc rejoint le club mouvant des anciens présidents africains poursuivis en justice, une demi-douzaine au total. Y figurent le Mauritanien Mohamed Ould Abdelaziz, le Comorien Ahmed Abdallah Sambi, le Sud-Africain Jacob Zuma, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Centrafricain François Bozizé, le Gambien Yahya Jammeh et l’Éthiopien Mengistu Haile Mariam (ces quatre derniers en exil). À Bamako et à Ouagadougou, Bah N’Daw et Roch Marc Christian Kaboré sont en « simple » résidence surveillée, sans être pour l’instant incriminés, alors qu’à l’autre bout de la chaîne judiciaire, après le décès il y a près de un an du Tchadien Hissène Habré, seul le Soudanais Omar el-Béchir croupit actuellement en prison.

Il y a de tout dans ce club, tueur en série, prédateur, innocent, et nul doute que, pour le très médiatique avocat français William Bourdon, à l’origine avec son confrère Vincent Brengarth de la plainte contre Condé, ce dernier se doit de figurer au rang des criminels. Il le dit sans ambages, dans une tribune publiée le 14 mai dans nos colonnes. Le problème, c’est que son indignation, ainsi que celle des activistes du Front national de défense de la Constitution (FNDC), au nom desquels il agit, paraît pour le moins sélective.

Ardoise magique pour Doumbouya et Samoura

Sur la liste du procureur général Alphonse Charles Wright, qui recense les présumés auteurs ou complices des violences létales perpétrées entre octobre 2019 et octobre 2020, à Conakry et à l’intérieur de la Guinée, dans le cadre des manifestations contre le troisième mandat d’Alpha Condé, deux noms manquent en effet à l’appel : celui du colonel Mamadi Doumbouya, à l’époque commandant du Groupement des forces spéciales, et celui du colonel Balla Samoura, commandant de la gendarmerie régionale de Conakry. Le premier est devenu chef de l’État depuis le putsch, et le second, commandant de la gendarmerie et directeur de la justice militaire.

Ces deux noms figuraient pourtant sur plusieurs listes du FNDC publiées jusqu’en 2021, et de nombreux tweets de militants anti-troisième mandat, ainsi que des rapports d’ONG, ont fait mention du rôle des Forces spéciales, qualifiées de « milice d’Alpha Condé » dans la répression des manifestations, particulièrement en septembre et en octobre 2020. Le coup d’État du 5 septembre 2021 ayant joué le rôle d’une ardoise magique, les deux identités remarquables ont disparu de l’inventaire pour des raisons évidentes. Faute d’être à même de les y rétablir, le procureur Wright et Me Bourdon seraient bien inspirés de considérer qu’ils jouent là une part importante de leur crédibilité.

Dans le même contexte de vérité et de justice dont les Guinéens ont tant besoin et qui vaut aujourd’hui à Alpha Condé les lourdes accusations dont il fait l’objet, d’autres dossiers doivent être mis sur la table. À commencer bien sûr par celui du massacre du 28 septembre 2009 dans le stade de Conakry – 157 morts et 1 500 blessés –, dont devraient répondre deux anciens chefs de l’État en exil, Moussa Dadis Camara et Sékouba Konaté. La Cour pénale internationale (CPI) s’en est saisie, mais l’organisation du procès traîne en longueur.

Fosses communes

Autre enquête nécessaire : celle concernant la sanglante répression, en pleine contestation du troisième mandat, de la mutinerie du bataillon spécial des commandos en attente du camp Samoreyah de Kindia, les 15 et 16 octobre 2020. Ces anciens Casques bleus de retour du Mali réclamaient le paiement de leur prime, allant jusqu’à exécuter leur propre commandant. Là encore, c’est aux Forces spéciales du colonel Doumbouya qu’Alpha Condé avait confié le soin de réprimer le soulèvement. Largement partagée à l’époque, une vidéo montre le futur putschiste débarquant lui-même des cadavres de mutins de l’arrière d’un pick-up.

Toute la lumière devrait également être faite sur le déroulement du coup d’État du 5 septembre 2021, lequel fut tout sauf un dîner de gala. Des dizaines, on parle même d’une centaine, de membres de la garde présidentielle ont perdu la vie lors des combats autour du palais de Sékhoutoureya, avant d’être jetés au fond de fosses communes dont l’emplacement n’a, à ce jour, pas été révélé aux familles – et ne le sera sans doute jamais, tant la volonté de la junte de jeter un voile opaque sur les pertes subies ce jour-là, y compris dans ses propres rangs, semble résiliente.

L’ACCOUPLEMENT ENTRE LA GUINÉE ET CELUI QUI VOULAIT « LUI FAIRE L’AMOUR » EST DEVENU TOXIQUE

« La Guinée est belle, nous n’avons pas besoin de la violer, on a juste besoin de lui faire l’amour. » Lancée par un Mamadi Doumbouya en plein état de grâce au lendemain du 5 septembre, la métaphore « peace and love » de l’ancien légionnaire avait fait gentiment sourire. Neuf mois plus tard, l’accouplement a tendance à devenir toxique. L’annonce par le Comité national de rassemblement pour le développement (CNRD) d’une période de transition minimale de trois ans non rétroactive, dont le décompte commencera après la promulgation de la loi et sa validation par le colonel Doumbouya, suivie par l’interdiction de toute manifestation publique, a dressé contre la junte la quasi-totalité de la classe politique et une bonne partie de la société civile.

En province, les opérations de « marquage des domaines de l’État », qui ont déjà valu aux anciens Premiers ministres Cellou Dalein Diallo et Sidya Touré de voir leurs domiciles de Conakry présumés mal acquis en partie rasés jusqu’aux fondations, se déroulent sous haute tension. À Kindia, Labé, Pita, Mamou, Coyah, Dalaba, des heurts ont accompagné ces opérations, au cours desquelles des militaires font le tour des villes pour identifier les bâtiments et les terres susceptibles d’être récupérés par l’État.

Le spectre du communautarisme

En Moyenne-Guinée, fief de Dalein Diallo, ressurgissent les miasmes anxiogènes de la persécution communautariste. « C’est l’ethnie peule qui est visée ! » s’exclame le président de la Coordination internationale du Fouta Djalon, Mody Sary Barry, avant d’appeler à la résistance contre un régime où, énumère-t-il, tous les postes clés seraient détenus par des Malinkés. Pour qui connaît la Guinée, ces mots sont d’autant plus inquiétants que les précédents affrontements entre les militaires et les civils ont toujours été, dans ce pays, une histoire de violences.

Certes, les poursuites judiciaires contre Alpha Condé et l’emprisonnement de plusieurs de ses proches, dont son Premier ministre, Kassory Fofana, sont là pour démontrer que le nettoyage auquel se livre Mamadi Doumbouya n’a rien de spécifiquement ethnique. Le problème n’est d’ailleurs pas là. Comme chez tous les officiers putschistes de sa génération – Goïta, Damiba, Déby Itno… –, le coup d’État de ce colonel quadragénaire aura été motivé par le souci sincère de recoudre un tissu national déchiré ou menacé de dislocation. Avant que le goût du pouvoir, la volonté de le préserver en écartant tous les concurrents possibles et l’obsession de ne pas être inquiété à l’issue de la période de transition finissent, tel un virus créophage, par absorber les rêves de celui qui voulait faire l’amour à son pays. On en est là. Et cela n’a rien de réjouissant.