Les Ateliers de la pensée #2 : « L’émancipation de l’Afrique passe par des idées neuves »

A Dakar, du 1er au 4 novembre, a lieu la deuxième édition du rendez-vous multiculturel et panafricain organisé par Achille Mbembe et Felwine Sarr. Entretien croisé.

 
« Nezumi », du peintre congolais Chéri Samba.

Pour leur seconde édition organisée du mercredi 1er novembre au samedi 4 à Dakar, au Sénégal, les Ateliers de la pensée s’étoffent considérablement. Ce rendez-vous conçu par Achille Mbembe et Felwine Sarr réunira autour de la thématique « Condition planétaire et politique du vivant » une cinquantaine de philosophes, historiens, économistes, professeurs de littératures… mais aussi d’écrivains, cinéastes, photographes, commissaires d’exposition ainsi que des personnalités issues du monde médiatique ou religieux.

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Tous présenteront leurs réflexions au grand public au cours de deux Nuits de la pensée, jeudi et samedi. Des événements culturels (pièce de théâtre, exposition, ateliers…) sont également proposés avec cette ambition toujours affichée d’affirmer que le renouvellement de la pensée critique passe par les imaginaires.

Quels sont les enjeux de cette deuxième édition ?

Achille Mbembe Il s’agit de consolider les bases posées l’an dernier, s’agissant de questions telles que la décolonisation radicale des savoirs, une conception élargie de l’idée de l’universel, la fonction curative et réparatrice de la pensée et de l’écriture, la réhabilitation du principe d’hétérogénéité et de la multiplicité si profondément inscrit dans la structure même de notre histoire. Bref, il s’agit de congédier pour de bon l’idée selon laquelle l’Afrique constituerait un monde à part.

Ce projet simultané de reprise critique de notre historicité propre et d’habitation affirmative du monde est le fil directeur de cette deuxième édition. Au moment où notre monde plus que jamais se cherche – et la question de la condition terrestre se pose de nouveau avec acuité –, il s’agit de puiser dans nos archives et celles du Tout-Monde pour articuler un propos dont la portée est globale. Il s’agit par ailleurs de le faire d’une manière telle que personne ne puisse prétendre n’avoir rien entendu.

Pour le reste, nous comptons évidemment réaffirmer la nécessité de penser comme élément décisif de l’aspiration que porte l’Afrique de redevenir son centre propre.

Felwine Sarr Il s’agit également d’ancrer une scène intellectuelle afrodiasporique qui a l’ambition de prendre en charge des questions globales à partir du continent. L’idée de cette édition est aussi d’élargir la réflexion à la pensée plastique, aux formes artistiques de production de sens et d’élargir les thématiques abordées, notamment celles qui portent sur des enjeux globaux que nous partageons : la communauté du vivant, les circulations, le bien-être, l’organisation du politique, les politiques du soin et de la convivialité, etc.

Qu’est-ce qui relie la cinquantaine de participants aux profils très variés qui viennent enrichir cette nouvelle édition ?

A.M. Le souci du monde et le souci de l’Afrique, de sa situation contemporaine, de son avenir et de l’avenir de ses descendants dans le monde. Ce souci de l’Afrique, une fois de plus, est inséparable du souci général pour la planète et tous ses habitants. Un tel souci ne peut avoir d’expression que polyphonique. Il appelle à la manifestation de plusieurs sortes d’intelligences. Nous nous sommes donc efforcés de faire place à chacune d’elles. Au demeurant, les arts, l’écriture plastique et les disciplines de l’imagination constituent l’un des moyens privilégiés par lesquelles s’exprime la pensée critique en Afrique.

F. S. Les relie aussi le désir d’une saisie intelligible du réel en train de se faire. Tenter de le comprendre pour mieux y déployer notre présence au monde sous ses modalités les plus lumineuses. Ce qui distingue ces intervenants aussi fera la richesse de l’échange et permettra de tisser nos perspectives de plusieurs fils. La trame de l’étoffe n’en sera que plus solide.

Un tiers des intervenants sont des femmes. Que faire pour qu’elles soient davantage entendues et présentes dans le monde des idées ?

A.M. Dans le champ de la critique afrodiasporique d’expression française, certaines des voix les plus novatrices et les plus radicales aujourd’hui sont celles de nos penseuses, de nos écrivaines, commissaires d’expositions, photographes, danseuses, compositrices, cinéastes et dramaturges. Cette nouvelle réalité finira par s’imposer d’elle-même. Pour ce qui nous concerne, le nombre des femmes cette année est bien plus élevé que l’an dernier. Il en va de la vitalité de nos débats.

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F.S. Nous avons fait un effort significatif d’identification des femmes porteuses de discours intellectuels novateurs et de création artistique féconde et nous en avons invité un bon nombre. Nous allons continuer ce travail. Il faut cependant observer qu’elles sont en général sous-représentées dans nos espaces académiques et de création artistique. Il y a un travail structurel à faire et des territoires à encore gagner.

Les Ateliers se muent en festival des idées avec une programmation culturelle. Une manière de renouer avec les grands événements culturels panafricains des années 1960 qui ont nourri les imaginaires africains ?

A.M. : Il s’agit en effet d’une grande fête, dans la vieille tradition africaine d’une célébration dont le but est à la fois de faire mémoire et de tracer des chemins d’avenir. L’idée est de célébrer des idées. De les rendre visibles. De valoriser en public cette fonction que beaucoup de forces cherchent à rabaisser. Mais il s’agit surtout de nous équiper et d’équiper les jeunes générations en vue des combats à venir.

Nous ne pourrons guère faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés, et avec nous le monde que nous partageons avec d’autres, sans idées neuves. Il s’agit de forger un puissant mouvement d’idées capables de peser sur les transformations que nous ne pouvons plus différer, de changer d’imaginaire et d’ouvrir la voie à des pratiques sociales neuves. L’émancipation de l’Afrique dans les conditions contemporaines passe par la production de nouvelles idées, dans un geste qui restitue aux idées une relative autonomie. La réalité est que la répétition indéfinie de vieilles idées nous aura coûté extrêmement cher.

F.S. Les grands événements panafricains cités avaient aussi pour but de revendiquer une place plus importante et mieux reconnue de l’Afrique dans l’espace culturel mondial. Les Ateliers, mieux qu’une revendication, souhaitent contribuer à fonder de nouvelles intelligibilités et être un laboratoire d’une saisie critique et féconde de notre temps et de ses enjeux. C’est une force de contribution.

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L’édition 2017 s’ouvre au monde caribéen avec la présence de Rodney Saint-Eloi et aux penseurs issus du nord du continent. L’Afrique des idées abolit-elle les frontières ?

A.M. : Telle est justement l’une des fonctions que remplissent les idées, à savoir faire reculer les frontières de l’ignorance ; faire des frontières physiques des lieux de rencontres à traverser, sur des chemins dont nul ne peut prédire d’avance la destination.

Mais il s’agit aussi, de façon spécifique, de rouvrir le chapitre du dialogue entre l’Afrique et ses doubles. C’est le cas des Caraïbes. Dans le monde anglo-saxon, ce dialogue existe. Dans le monde d’expression française, il s’est affaissé après la grande période des Césaire, Fanon, Conde, Glissant, Depestre, etc. A la conscience planétaire s’est substituée une conscience insulaire parfois fondée sur la honte des origines et le mépris du continent. Il y a quelque chose du tropisme français qui a conduit au divorce entre l’Afrique et les Antilles, pour le malheur des deux. Il est temps d’y mettre un terme.

F.S. Non seulement elle abolit les frontières de ce côté-là de la mer, mais elle envisage également de les ouvrir du côté des mondes asiatiques, latino-américains, indo-européens dans les éditions à venir. Afin de proposer une saisie du monde au travers de la pluralité de ses archives. L’épuisement de l’une de ses archives, prépondérante ces derniers siècles, nécessite un renouvellement des gisements de sens et de nouveaux ensourcements pour faire face aux défis présents et à venir.

Vous avez décidé d’une thématique générale : « Condition planétaire et politique du vivant ». Pourquoi ce choix ?

A.M. : Parce que c’est le défi majeur en ce début de siècle. Notre monde ne cesse de se contracter. Nous en découvrons chaque jour les limites. L’on aura beau ériger toutes sortes de frontières, tenter de revenir aux illusions de l’Etat-nation et des communautés closes, chercher à chasser tous les étrangers et à ne vivre désormais qu’entre nous, la planétarisation de notre monde est irréversible. Et avec elle la conscience qu’il nous appartient tous, que nous en sommes tous des ayants droit, l’humanité et les autres espèces vivantes et organiques. Pour en assurer la durabilité et surtout pour le rendre habitable pour tous, nous devrons obligatoirement le partager. Et, surtout, en prendre collectivement soin dans un geste de dépassement qui nous remet à l’école de tous. Nous voulions, cette année, nous pencher sur cette problématique de l’en-commun et ses attendus philosophiques, politiques, économiques, écologiques et esthétiques.

F.S. La réflexion sur le vivant ou sur les existants porte également sur l’espace des relations qui existe entre les humains et le vivant sous toutes ses formes. Il s’agit d’interroger à nouveau les conditions de possibilité d’une production de relations de qualité entre ces différents composants de notre écosystème, dont l’interdépendance est structurelle. Un décentrement de l’Homme et une quête d’une place plus juste sont une voie que nous ne saurons ignorer longtemps.

Des romanciers et philosophes africains tels Gaston-Paul Effa, Véronique Tadjo, Kossi Efoui… invitent à repenser notre rapport à la nature et à redéfinir l’animisme. Une piste pour fonder une nouvelle approche écologique ?

A.M. Beaucoup, ailleurs, semblent redécouvrir ce que nous autres n’avons jamais perdu de vue, à savoir la communauté de destin qui réunit l’ensemble du vivant. Ils voudraient tourner le dos à une phase historique relativement longue et destructrice au cours de laquelle l’homme blanc en particulier a cru devoir dominer le reste de l’univers au nom d’un fantasme dévastateur, celui de sa supposée unicité. Il faut sans doute s’en féliciter. Encore faut-il, par ailleurs, bien mesurer ce que ce retour à la mesure implique en termes réels de dessaisissement de la puissance. Ou encore de partage réel des capacités et donc, aussi, des ressources et gisements de vie.

Les Ateliers de la pensée, du 1er au 4 novembre à Dakar. Retrouvez toute la programmation sur le site www.lesateliersdelapensee.com