Franc CFA : contre la servitude monétaire

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Ancien ministre de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques du Togo, Kako Nubukpo est directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’OIF et chercheur associé à l’université d’Oxford, University College, Royaume-Uni.

L'économiste togolais, Kako Nubukpo, réagit aux débats qui entourent les actions anti-Franc CFA du Franco-Béninois, Kemi Seba.

La plainte déposée au Sénégal contre Kemi Seba par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest [BCEAO] s’inscrit dans une volonté manifeste de porter sur le terrain de la légalité formelle, pour ne pas dire du légalisme, un débat qui concerne d’abord et avant tout la légitimité. Une façon commode de refuser le débat de fond concernant l’avenir du franc CFA en focalisant l’attention sur le fait que l’activiste a brûlé en public un billet de 5 000 F CFA [7,60 euros].

« La monnaie est un fait social total », affirmait Marcel Mauss, l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Elle revêt une dimension économique, politique, sociale, sociétale et religieuse. Elle est, à cet égard, au cœur de la vie démocratique, et son fonctionnement doit faire l’objet d’un contrôle citoyen. On ne peut donc que se féliciter du fait que les habitants de la zone franc, qui ne sont pas spécialistes des arcanes complexes de la gestion monétaire, s’intéressent de plus en plus à la question du CFA, comme en témoigne la frénésie observée sur les réseaux sociaux à ce propos depuis plusieurs mois.

Une question de légitimité et d’intérêt

L’enjeu, ici, est de réinvestir la question de la souveraineté. Est-il normal qu’à l’heure actuelle les États de la zone franc déposent la moitié de leurs réserves de change dans un compte d’opération logé auprès du Trésor français, alors que ces États ont accordé aux deux principales banques centrales de la zone, la BCEAO et la Beac [Banque des États de l’Afrique centrale], leur indépendance de jure et de facto ? De même, on peut légitimement se poser la question de l’intérêt, pour ces banques centrales, de faire fabriquer leurs billets exclusivement en France, au bénéfice de l’industrie monétique hexagonale et en se privant de la maîtrise du processus de fabrication de leur propre monnaie.

De manière plus fondamentale, on peut s’étonner de ce paradoxe : quinze ans après la disparition du franc français, qui a laissé place à l’euro, la zone franc subsiste encore, apparaissant ainsi comme un des derniers avatars de la colonisation menée par l’Hexagone en Afrique. D’un point de vue strictement juridique, il serait d’ailleurs utile de se demander si l’invocation par la France du principe de subsidiarité – pour maintenir l’arrangement monétaire qui la lie aux États africains en vertu du traité de Maastricht, signé en 1992 – est d’une incontestable légalité et d’analyser les contours des responsabilités que prennent, de fait, les autres États membres de la zone euro, dont la monnaie constitue l’arrimage du franc CFA.

La conspiration du silence

Le procès de Kemi Seba a été la pire façon, pour la BCEAO, de répondre aux critiques sur la gestion du franc CFA, car la banque a cédé à la tentation de pointer une victime expiatoire d’autant plus acceptable que certaines de ses prises de position sur des sujets autres que celui qui nous préoccupe ici peuvent être sujettes à caution. Cette façon brutale et sans nuance de vouloir faire taire des personnes au motif qu’elles ne s’inscriraient pas dans la servitude monétaire volontaire qui caractérise le fonctionnement de la zone franc ne saurait empêcher le débat – salutaire – relatif à l’avenir du franc CFA de se tenir.

Ce n’est pas Kemi Seba qu’il aurait fallu arrêter, mais bien la conspiration du silence qui a longtemps prévalu autour de cet enjeu. Qu’on songe aux dénégations rituelles des ministres français des Finances à propos de la responsabilité – pourtant évidente – de la France dans cette dépendance monétaire, à la politique de l’autruche adoptée par les chefs d’État africains, dont la crainte d’aborder la question est d’autant plus forte que leur légitimité est de plus en plus contestée face à une jeunesse impatiente et désœuvrée.

À la BCEAO de sortir des rails sur lesquels elle s’est engagée pour effectuer un véritable effort de réarmement intellectuel qui renforcerait la démocratie la plus élémentaire, laquelle implique de rendre compte aux populations. La politique du bouc émissaire est une illusion qui ne saurait valoir sauf-conduit face à la réalité. À bon entendeur…