Le Père Marcel Boivin

 

MON AMI DE JÉRICHO (Voir Luc 18, 35-43)

 

 

Le mendiant aveugle de saint Luc ? On se connait depuis toujours. Ce nest pas quil me faille imaginer ce quil fût. Cest que je le vois, là sur le bord de la route, embourbé dans son fossé de misère. Et parfois je me demande si cet infortuné que je vois, cest lui, ou cest moi.

 

Quand il était petit, il croyait, comme moi, que le monde était bon. La mauvaise fortune fit quà lépreuve de lindigence vienne sajouter celle

dun malheur surgi de nulle part. Un matin dautomne, sans aviser, le soleil se refusa à allumer ses yeux. Les bien-pensants du village se rappelaient avoir passé outre aux sottises de sa jeunesse. Cette fois, la compassion et le pardon nétaient pas de mise. Ils avaient reconnu dans cette calamité une punition méritée, lœuvre dun Dieu à leur image, dont la justice saccommode  mal  des  fragilités  humaines.  Il fallait  laisser  cette  justice suivre son cours. En foi de quoi ils avaient mis cet impertinent au ban de la communauté, de peur que sa saleté et son péché nen viennent à infecter leur digni. Pour en finir de ce rebut de lhumanité, ils lui avaient fauché son nom.

 

Mon ami découvrit alors que le monde nétait pas si bon que ça. Et il passa de longues années de sa longue nuit à sen prendre à Dieu, à lui reprocher linjustice de la vie. Quavait-il fait pour mériter que ses yeux séteignent ? Pour quon le rejette comme un malpropre ?

 

***

 

Ce jour-là avait commen comme les autres : les ténèbres de la nuit avaient discrètement cédé la place à la lumière du soleil. Laveugle, lui, navait noté que le retour du bruit usuel, qui nannonçait rien de plus quune misérable perpétuation de lobscurité. Et voilà quil entend des voix qui vibrent de joie, des voix qui proclament que Jésus passe. Jésus, le prophète qui se soucie des malheureux.

 

Il pousse un cri : Pitié!
U
n de ces cris du cœur quon croirait monter tout droit de lame des ténèbres originelles. Le sien ? Le mien ? Le cri du psalmiste qui craignait que Dieu ne fasse le compte de ses péchés : « Des profondeurs je crie vers toi » ? Le cri des esclaves qui jadis sétait élevé jusquà Dieu ? Le cri de ce sidatique en agonie qui retentit encore dans mes cauchemars : « Je veux vivre » ? Le cri de Jésus sur la croix : « Éloï, Él, lema sabachtani » ? Le hurlement de ces damnés de la terre dont on ne sait sils crient leur douleur ou prient leur Seigneur ?

 

Un cri qui en tout cas avait irrité les dignitaires qui accompagnaient Son Honneur. Ils eurent honte à lidée dêtre vus en public avec ce pouilleux maudit. Et ils étaient pressés darriver au Temple, où Dieu en personne les attendait. Tais-toi! Pour qui tu te prends, impudent, pour tadresser à un prophète en route pour la Ville Sainte? Ils durcirent la voix, et allaient passer leur chemin.

 

Jésus, lui, s’arrêta. Un pauvre lavait appelé par le nom de son ancêtre, le Roi David, celui qui était bon pour les petits. Il lécouta. Il laissa son cœur sémouvoir. Le cri du mendiant aveugle avait per la fibre de miséricorde qui enveloppait son Âme, Temple du Très-Haut en voyage ce matin-là sur les basses terres de Jéricho.



***

 

Quand jétais petit, je mettais la réaction des proches de Jésus à légard du mendiant aveugle au dossier des impatiences excusables. J’avais tort. La vérité toute simple, cest que mon ami était un démuni, et souffrait dun handicap asservissant qu’ils avaient jugé avilissant.

 

Avec le temps, quelque chose a changé parmi les proches de Jésus, mais pas nécessairement pour le mieux. Notre bon monde à nous est trop bon pour prétendre quon devient aveugle parce quon la mérité; mais il nest pas si bon que ça. Et cela, en dépit du fait que le Ts-Haut en personne se soit un jour donné la peine de laisser sa face se fléchir dans celle, pleine de tendresse, du tout-petit de Bethléem; et quon ait tant de fois vu Jésus guérir des malheureux qui souffraient de ces désordres inexplicables quon pensait alors être le fait desprits impurs. Car il y a plein de pieuses gens dans nos communautés chrétiennes  qui,  même  de  nos  jourstraitent  les  enfants dAdam affligés d’un  handicap logé  dans  leur    psychè  comme   des indésirables qui suscitent la peur et la honte, dont il vaut mieux cacher lexistence. Ils sénervent sans bon sens. Faute de pire, ils les retournent à leur fossé de misère.


Dune certaine manière, est tout autant aveugle celui qui lest psychiquement que celui qui lest physiquement ou spirituellement. Lobjet de sa cité, celui-là, cest le pourquoi de lanormalité qui lhabite, et plus encore le pourquoi de lincompréhension et du rejet que lui servent ceux qui se félicitent de leur normalité. Pourquoi vivre, quand on vit dans pareille obscurité ? Et quon est lié, comme par une chaîne, à un fardeau que nul ne daigne partager ? On parle beaucoup de partir à la rescousse des esclaves de ce monde. Serait-ce quon en trouverait dans nos propres maisonnées?

 

De lhistoire du mendiant aveugle, telle que racontée par saint Luc, jaillit une lueur despoir : « Jésus ordonna de le lui amener. Quand il fût près… » Cest donc que, parmi les compagnons du prophète, il y en eût dassez humbles pour renoncer à leur indignation prétentieuse et se laisser toucher par sa bonté; dassez  ressemblants au re pour sabaisser eux-mêmes afin de relever laccablé; dassez apôtres pour le  conduire auprès du Sauveur et le ramener à la communauté. De ces familiers de Jésus, il en est encore, on les rencontre là où on s’y attend le moins et on leur rend grâce de savoir si bien refléter sa compassion.

***

« Je lève les yeux vers les montagnes. Doù me viendra le secours ? »



Ainsi chantaient les pèlerins en route vers le Temple du Très-Haut, quand ils sarrêtaient  à  Jéricho  et  jetaient  leurs  regards  sur  les monts  désertiques encore à franchir. Dans le cas de mon ami, privé de la vue, lÉternel avait fait une exception : Il avait Lui-même pris le chemin de la vallée, pour ré-allumer ses yeux et illuminer son âme. Le secours était bel et bien venu den-haut.

 

Le mendiant aveugle de Jéricho, oui, cest un bon ami. On se comprend. Mais entre nous il y a vingt siècles. Vingt siècles quil voit, alors que moi

 

Parfois il méveille la nuit, et me raconte des choses sur Jésus. Sur sa bonté surtout. Et je me mets à pleurer denvie de le voir moi aussi, et de lentendre me dire : « Que veux-tu que je fasse pour toi ?

 

Marcel Boivin, M.Afr. Novembre 2014.