Raja Meziane: l’engagement citoyen d’une artiste algérienne

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Raja Meziane en concert à l'Institut du Monde arabe à Paris, le 8 mars 2020. © Alice Sidoli/IMA

Avec son tube en forme d’hymne, Allô le système !, aux cinquante millions de vues sur YouTube, Raja Meziane est devenue une icône de la Révolution algérienne. Le dimanche 8 mars, elle a joué pour la toute première fois à Paris, dans le cadre du festival Arabofolies, à l’Institut du Monde Arabe. Un concert hautement symbolique.

La scène de l’Institut du Monde Arabe paraît, ce 8 mars, presque trop imposante pour sa silhouette frêle, qu’elle enroule du drapeau de l’Algérie, comme une armure, une protection, celle de son pays. Au milieu de ses trois musiciens – un violoniste, un claviériste, et son producteur et mari, aux machines – Raja Meziane, icône de la Révolution du Sourire, longues nattes noires et vertes, combinaison kaki, sorte de guerrière du futur, dévoile une fragilité émouvante, derrière sa force et sa volonté que l’on devine puissantes.

Dès les premiers accords, cet alliage de contraires interpelle. Comme la révolution de son peuple, la jeune femme se montre à la fois forte et vulnérable, précieuse et solide : comme une chance à saisir, à protéger, coûte que coûte. A l’issue de son premier titre, Toxic, un rap au beat lourd et métallique, sur lequel se posent ses punchlines auréolées d’Auto-tune, elle prend la parole : "Bonsoir, salam aleikoum. Je suis Raja Meziane, Algérienne jusqu’à l’os. Je viens de Prague… Et ce soir, pour mon tout premier concert à Paris, j’ai un peu le trac... Je suis venue délivrer ce message, simple et sans équivoque, que je porte en moi, depuis petite : ‘Que les Algériens vivent librement chez eux’." Au-dessus de la volée de you-yous qui ponctue ses paroles, des cris d’enthousiasme surgissent dans le noir : "Bravo Raja !"

Un emballement viral en quelques jours

Depuis le début de la Révolution, la jeune femme de 32 ans porte, sur ses épaules, toute la symbolique du Hirak, ce soulèvement pacifique qui anime l’Algérie depuis début février 2019. Cette stature lui fut conférée en quelques millions de clics, par un emballement viral sur Internet.

En exil à Prague, l’artiste souhaitait participer à sa manière aux soulèvements. En 24h00, elle enregistre Allô le système ! et balance son clip sur YouTube. Il fait l’effet d’une bombe : une déflagration sonore et verbale. Nous sommes le 4 mars 2019... En une poignée de jours, sa création devient l’hymne imparable du mouvement en Algérie, jusqu’à atteindre 50 millions de vue sur YouTube. "Allô, le système ? Tu m’entends ? Tu continues de faire la sourde oreille ?", scande le vers inaugural, sur une sirène entêtante, comme pour signifier l’urgence.

La veille du concert, lors d’un entretien, la rappeuse expliquait les raisons, selon elle, de son succès phénoménal : "Mon texte s’impose sans filtre, sans fard, avec des paroles crues. Je crie tout haut ce que le peuple pense tout bas". Et puis, l’artiste s’est servi, pour signifier sa colère, du web et de ses lois, avec les internautes comme seuls juges. "Heureusement, désormais, nous ne sommes plus à la merci du directeur de telle ou telle chaîne de télévision, dit-elle. S’il n’y avait pas eu YouTube, il n’y aurait pas eu Allô le système, ni même la rappeuse Raja Meziane !"

Des bâtons dans les roues

C’est pourtant au travers d’autres outils qu’elle fait ses premiers pas. "Née rebelle" comme elle le précise en rigolant, Raja participe, à 19 ans, à l’équivalent de The Voice en Algérie. La chanteuse séduit le public par sa capacité à surfer autant sur la pop, que sur une large palette de rythmes traditionnels et de styles algériens – raï, chaâbi, etc. Mais dans le divertissement du télé-crochet, l’insoumise aux allures innocentes infuse ses convictions : “Sur les plateaux télés, j’interprétais l’air de rien des chansons politiques d’auteurs reconnus, éclaire cette fan de Lounès Matoub, le poète et résistant kabyle assassiné en 1998. Cette émission n’était pour moi qu’un outil : j’avais mon idée en tête…”

La jeune femme poursuit des études d’avocat et, en parallèle, sort en 2012, Révolution, un titre de rap très critique à l’encontre du gouvernement. "Le public l’a mal reçu : il n’était pas encore prêt à entendre ces vérités", regrette-t-elle. Mais en haut lieu, le pouvoir la prend au sérieux et commence à la surveiller.

Lorsqu’en 2014, elle refuse de participer à la chanson pour accompagner la quatrième candidature de Bouteflika, les difficultés commencent… Elle raconte : "On m’a mis des bâtons dans les roues. On m’a promis la fin de ma carrière… Et surtout, le bâtonnier d’Alger a refusé de me remettre le certificat qui me permettait de plaider en tant qu’avocate".
 

L’exil tchèque

Pour Rajah, c’en est trop. En 2015, elle fait le choix de l’exil et rejoint son mari, installé à Prague. Dans la capitale tchèque, siège de la Révolution de velours en 1989, elle pense de façon obsessionnelle à son pays, et au mouvement qui changera peut-être durablement son visage. "Je ne me suis jamais déconnectée. Mon âme et mon cœur sont restés là-bas, soupire-t-elle. Je checke chaque heure mon téléphone pour voir les news. Cette révolution me hante, nuit et jour. Je n’arrive pas à m’amuser, ni à vivre normalement… Mon engagement m’a coûté cher : le déracinement. Mais je ne renoncerai jamais à ce combat."

En octobre 2019, la BBC l’a nommée parmi les 100 femmes les plus inspirantes au monde. Une lourde responsabilité : "Je me surveille encore 36 000 fois plus qu’avant. Mais avant tout, et particulièrement en ce jour international pour le Droit des Femmes, je dédie ce ‘classement’ à toutes les Algériennes, si magnifiques, si belles, si fortes, si inspirantes ! Au final, mon seul héros, à ce jour, reste mon peuple uni, engagé, combatif, dans la rue sans relâche, avec patience et conscience”.

L’émotion se fait jour… Car Rajah ne peut pas revenir en Algérie. Là-bas, dit-elle, jusqu’à ses proches sont en danger. Son concert à Paris, à l’Institut du Monde Arabe, n’en est que plus symbolique : "Je vais un peu retrouver les miens. J’ai hâte que nous chantions ensemble. Je veux entendre résonner les you-yous…”. A ces mots, sa voix se brise, et des larmes roulent derrière ses lunettes noires… 

Le vœu de Raja

Sur scène aussi, son chant éclate en un sanglot, sous une nuée d’applaudissements. L’émotion submerge Raja, comme le public. En une heure trente, l’artiste embarque l’auditoire dans ses voyages à travers les rythmes de l’Algérie, dans son rap cru et dur, dans ses chansons pop.

En fin de show, des cris fusent : “One, two, three, viva l’Algérie !”. Une poignée de spectateurs, au dernier rang, chante de toutes leurs poitrines gonflées, les slogans et les chants des manifestations. Raja les entonne, elle aussi, depuis la scène… Des drapeaux algériens fleurissent. Et puis une sirène stridente retentit : "Allô le système ? Tu m’entends ? Tu continues de faire la sourde oreille ?".

Le public reprend l’hymne en chœur. Un sentiment de joie et de victoire flotte sur la salle. Comme si le vœu ultime de Raja, femme puissante et guerrière, s’était accompli : "que l’Algérie devienne un état de droit absolu, sans condition avec une justice sociale et une profonde liberté pour notre peuple“.  

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