Un fils aîné mal aimé ?

 

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Un conte pour les adeptes du devoir qui s’offusquent

de voir l’insouciant pardonné et son retour fêté :

« Moi je ne comprends pas ça ! »

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prodigue

 

Dans le monde des fables et des contes, le grand frère de l’enfant prodigue fait mauvaise figure. Sa faute ? Quand son père, fou de joie, le presse de se joindre au banquet qui célèbre le retour du cadet, « il se met en colère et refuse d’entrer ». Que peut-il y avoir en son cœur qui le fasse ainsi se cabrer, sinon l’envie la plus vile, la dureté la plus implacable ?

Ce qui aurait dû m’être évident depuis toujours, c’est que dans cette histoire, la justice au sens où l’entendent les humains est du côté du fils aîné. En tant que premier-né, il lui revenait d’être le premier servi en matière d’héritage. Son frère plus jeune l’avait berné, s’était enfui avec sa part, puis avait jeté le déshonneur sur la famille en dissipant son bien dans une vie de désordre. L’aîné était donc dans son droit quand il s’en fut affronter son père pour lui dire ce qu’il pensait, honnêtement et sans ambages : « Voilà tant d’années que je te sers… et tu ne m’as jamais donné un chevreau… mais quand ton fils que voici est arrivé… tu as tué le veau gras. »

J’admets avoir pendant longtemps et de bonne foi, déformé le sens de ces mors. Je les entendais comme une sommation exigeant du père la punition due pour un comportement aussi odieux ; ou tout au moins comme une pétition requérant que ne soit pas accordé à ce dévoyé plus qu’il ne demandait, le statut de serviteur. Cette interprétation reflétait ma propre compréhension de la justice à l’époque, à savoir qu’idéalement parlant, elle exige l’égalité entre l’offense et la sanction, à défaut de quoi elle se satisfait d’une forme d’équité qui, dans l’équation, fait intervenir les circonstances.

Pourtant, les paroles du fils aîné ne constituent pas une réclamation des droits rigoureusement évalués. Elles laissent plutôt deviner une question non-exprimée à propos d’un geste du père qui défie la raison. Ce que l’aîné trouve inconcevable, c’est que son père soit disposé à montrer, à l’égard d’un fils ingrat et dépravé, une générosité plus abondante qu’il ne l’a fait jusqu’ici pour le compte d’un fils dévoué et fidèle. Ce que son discours met en question, ce n’est pas l’indulgence du père, c’est un manque de mesure qui jette un doute sur son impartialité.

Y aurait-il une frontière au-delà de laquelle la miséricorde devient excessive et dégénère en injustice ?

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A l’approche de mes quatre-vingts ans, je me demande ce qui m’a pendant si longtemps empêché de démasquer mon manque d’honnêteté, quand je blâmais le fils dont on ne peut que louanger la constance et l’assiduité. Je projetais sans doute sur lui mon propre malaise devant un Dieu qui s’abaisse à festoyer avec des gens que j’aurais jugés impropres à inviter à ma table. Peut-être y avait-il une autre raison. Comme il arrive à bien d’autres, le fait d’avoir du faire face aux plous sournois des démons, l’orgueil, l’envie et l’égoïsme, m’a aidé à réaliser que si ma rectitude ne surpassait pas celle des scribes et des pharisiens, je n’accéderais pas au bonheur promis par Jésus à ses disciples.

Bien sûr, les gens qui peuvent se féliciter d’avoir en tout temps fait leur devoir auraient mauvaise grâce de s’inquiéter. Rien que ce qui caractérise l’histoire de leur relation avec le Dieu qu’ils servent ponctuellement, c’est la fidélité réglée selon la norme du quid pro quo. Ils n’ont que faire de la miséricorde puisqu’ils se situent spontanément dans la cour du droit. Leur salaire sera le salut qu’ils auront gagné par leurs mérites… et ce sera beaucoup.

D’autres ont eu moins de chance, et à un mauvais tournant de leur vie se sont malgré eux retrouvés dans la classe des ratés. Ceux là se situent d’emblée dans les taudis des périphéries et ne peuvent qu’espérer l’arrivée d’un passant avec un grand cœur, qui s’arrêtera et prendra pitié. Si la vie éternelle est affaire de compétition, ils se savent déjà perdus. Ce qu’ils ignorent, c’est que dans la perspective de l’Evangile, l’histoire de leur rapport avec Dieu en est une d’amour marqué par la gratuité. La grande finale, pour eux, ce sera le festin auquel le Père les conviera, quand ils se risqueront finalement à clopiner jusqu’a sa maison, pour se voir reconnus par lui comme ses fils-aimés.

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En vérité, il n’est pas plus facile pour nous de sonder le mystère de la justice de Dieu qu’il ne l’était pour l’aîné de la parabole de comprendre la prodigalité naïve de son père. Même aujourd’hui, nombreuses sont les bonnes gens qui pensent et agissent comme si la balance était le symbole le plus apte à représenter la justice en action. Et ils présument que Dieu ne connaît pas mieux, qu’il passe ses nuits à comptabiliser les actes bons ou mauvais de chacun et à allouer récompense et punition selon les mérites.

Dans la parabole, quelle réponse le père donne-t-il à son fils aîné ? « Mon enfant… tout ce qui est à moi est à toi ». C’est-à-dire, son père n’a d’aucune façon lésé ses droits. Le problème est de son côté à lui l’aîné. Il n’ pas su apprécier la magnitude de l’événement qui se déroulait sous ses yeux, à savoir, une résurrection qu’on n’espérait plus : « Il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort, et il est vivant, il était perdu, et il est retrouvé. »

Le défi qui s’adresse à l’aîné, c’est de grandir spirituellement et d’embrasser les valeurs de son père, celles du Père céleste « qui fait tomber la plus sur les justes et sur les injustes ». Celui qui s’adresse au cadet, c’est de se relever, de se conduire en enfant fier de son appartenance à la famille de pareil Père et de goûter le bonheur qu’il y a à vivre dans son intimité.

 

PENSEE D'UN SAGE

 

A l’ouvrier de la troisième heure qui se plaignait de

ce que ceux de la onzième heure reçoivent le même

salaire que lui : «  Mon ami, je ne te lèse en rien :

     n’est-ce pas d’un denier que nous nous sommes

convenus ?... N’ai-je pas le droit de disposer de mes

biens comme il me plaît ? Faut-il que ton œil soit

mauvais parce que moi je suis bon ?

Le maître de la vigne, d'après une parabole de Jésus

 

Ces quelques pages sont tirées du livre du Père Marcel Boivin, Père Banc canadien, "Sagesse des meurtris". Voir le scan de la courverture du livre ci-après :

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