CPI: l'affaire Gbagbo, nouveau révélateur des faiblesses du bureau du procureur

Luis Moreno-Ocampo, à gauche, avec Fatou Bensouda, à droite, après une cérémonie de prestation de serment à la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, Pays-Bas, le vendredi 15 juin 2012.
Luis Moreno-Ocampo, à gauche, avec Fatou Bensouda, à droite, après une cérémonie de prestation de serment à la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, Pays-Bas, le vendredi 15 juin 2012. © AP Photo/Bas Czerwinski, Pool

La chambre d’appel de la Cour pénale internationale a confirmé les acquittements prononcés en faveur de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en janvier 2019. Les deux hommes sont désormais libres. Mais l’affaire aura jeté une lumière crue sur les profonds dysfonctionnements du bureau du procureur et terni le bilan déjà fragile de la procureure Fatou Bensouda. Son successeur, Karim Khan, est attendu en juin pour réformer. 

De notre correspondante à La Haye, 

L’affaire avait tous les atouts pour donner à la Cour le crédit dont elle rêve. Un ancien chef d’État et son ex-ministre placés au banc des accusés, jugés pour des crimes perpétrés lors d’un conflit dont l’apogée n’aura duré que quatre mois, et jouissant d’une coopération assurée des autorités du pays.

L’affaire Gbagbo réunit tous les ingrédients des échecs de l’accusation. Un cocktail d’instrumentalisation politique, d’enquêtes menées sans expertise et sans vérifications, de méconnaissance du terrain et de lecture superficielle du conflit. Pour nombre d’observateurs de la Cour et de juristes, une justice qui acquitte n’est pas défaillante. Mais quand non-lieux et acquittements se succèdent, le problème devient systémique. L’affaire Gbagbo forme l’échec le plus cinglant de la procureure Fatou Bensouda. Un échec dont les origines sont à rechercher dans les fondations même du bureau du procureur, bâties par le premier élu de cette Cour établie en juillet 2002, Luis Moreno. Ocampo, dont la gambienne fut l’adjointe.

Acquittements et non-lieux

Dès l’affaire intentée contre le Congolais Thomas Lubanga en 2006, l’accusation révélait ses défauts. Le chef de milice a été condamné pour avoir enrôlé des enfants dans ses troupes. Mais le premier témoin de l’histoire de la Cour avait dû avouer à la barre avoir menti aux enquêteurs, alors que dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) avait été organisé un lucratif commerce de témoins. Si Thomas Lubanga fut finalement condamné, la Cour enregistrait le premier acquittement dès le second procès. Mathieu Ngudjolo était acquitté, quand son co-accusé, Germain Katanga, était condamné sur une partie très partielle des charges initiales. S’ensuivent alors les premiers non-lieux d’affaires qui ne passent pas la mise en accusation, contre Idriss Abou Garda, le rebelle soudanais, ou le Rwandais Callixte Mbarushimana.

Sur le papier, l’affaire Kenya avait des allures de mini Nuremberg. L’affiche était impressionnante, alignant six accusés, ministres et chefs de la police. L’un d’entre eux, Uhuru Kenyatta, deviendra chef d’État en surfant sur un nationalisme outré face aux ingérences supposées de la CPI. Le président kényan s’en sortira par un non-lieu en décembre 2014, comme les cinq autres suspects. En juin 2018, l’acquittement de Jean-Pierre Bemba par la chambre d’appel provoque un séisme. La libération de l’ex-vice-président de la République démocratique du Congo (RDC) commence enfin à faire ciller les 123 États parties à la Cour, ceux-là même qui la financent, et les ONG.

L’audit de la Cour

L’échec de la procureure dans l’affaire Gbagbo n’est donc pas un accident de parcours. Mais avec l’affaire Bemba, ce dernier épisode des mésaventures de l’accusation a alerté les 123 États parties à la Cour. Son Assemblée a donc décidé, en 2019, de conduire une forme d’audit, sous l’autorité du juge sud-africain Richard Goldstone, ancien procureur général des tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.

Le 9 novembre 2020, il remettait un rapport de 348 pages à l’Assemblée. Dans la partie réservée à l’accusation, le diagnostic est sévère, mais juste. Les auditeurs relèvent l’« absence de planification stratégique à long terme » dans les enquêtes. Estiment que sans plan et sans vision d’ensemble, « les équipes travaillent sans orientations précises et en sont réduites à un processus de prise de décision réactif. » Soulignent que les enquêteurs ne restent sur le terrain que deux à trois semaines, par roulement, et jugent la méthode « inefficace », ajoutant qu’elle « doit être complètement remanié », d’autant qu’elle conduit à une « méconnaissance des pays » où sont conduites les enquêtes.

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Les experts s’appuient notamment sur l’affaire Gbagbo. Dans la décision d’acquitter, le président de la chambre de première instance, Cuno Tarfusser, écrivait que « des témoins de tous les milieux sociaux ont contribué à brosser devant la Chambre un tableau de la Côte d’Ivoire tout simplement incompatible avec celui dépeint par le procureur ».

La Cour n’a pas de force de police propre. Pour enquêter et arrêter les suspects, elle a besoin de la coopération des États. Dans leur rapport, les experts épinglent les États pour leur retard à répondre aux demandes d’assistance du bureau du procureur, leurs réponses hors sujet ou la transmission de documents inutilisables parce qu’expurgés de leur substance. Des techniques classiques d’obstruction lorsqu’un pays ne souhaite en réalité pas coopérer, une obligation, pourtant, qui s’imposent aux États membres de la Cour. Mais dans les faits, obtenir la coopération judiciaire passe souvent par un bras de fer, surtout si elles bousculent les intérêts diplomatiques des capitales sollicitées.

Le procureur de la réforme

Le procureur « doit faire preuve de détermination et d’esprit stratégique afin de s’assurer la coopération nécessaire », écrivent les rapporteurs. Or la coopération est un rouage essentiel de la justice internationale, mais une mécanique délicate. Il nécessite un subtil exercice d’équilibriste que, contrairement à d’autres procureurs des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda ou la Sierra Léone, ni Luis Moreno Ocampo, ni Fatou Bensouda n’ont su mener. Tous deux ont nourri une vision plus clientéliste de leurs rapports avec les États, qui les ont élus et qui financent la Cour.

En son temps, l’Argentin avait créé une division spécifique dédiée à la coopération, toujours en place. Ses fonctionnaires se voient en diplomate, dénonce le rapport. Un défaut de naissance, hérité des années Ocampo. À l’époque, des fonctionnaires de la Cour dénonçaient avec ironie « le ministère des Affaires étrangères » de l’Argentin. Suite à son élection, en 2003, Luis Moreno Ocampo avait embauché dans son bureau tous les diplomates, britanniques, canadiens, argentins, qui l’avaient fait élire. Tout naturellement, ces derniers ont fait de la diplomatie, oubliant qu’un procureur est un serviteur de justice et altérant ainsi pour longtemps les fondations même du bureau du procureur.

L’audit de la Cour a été publié alors même que les États parties tentaient d’identifier celui qui serait le troisième procureur de la Cour. Élu en février, Karim Khan, aujourd’hui chef de l’enquête de l’ONU sur Daech à Bagdad, devra être le procureur de la réforme. Outre la réforme, le Britannique pourrait orienter sa politique pénale vers plus de « complémentarité », accentuer la pression sur les États pour qu’ils conduisent les procès devant leurs propres tribunaux et ainsi faire échec à l’impunité.