https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/02/23/au-burkina-faso-soigner-les-blessures-invisibles-des-victimes-des-violences_6070969_3212.html

Depuis 2015, plus de 1 600 personnes ont été tuées et un million déplacées, notamment dans le nord et l’est du pays, où sévissent les groupes djihadistes.

Asseta* ne se rappelle plus quand ni comment elle est arrivée dans la petite cour poussiéreuse du centre médical de Kongoussi, à une centaine de kilomètres de Ouagadougou, la capitale burkinabée. Il paraît que ses jambes et son corps décharnés ne répondaient plus. Que ses yeux ruisselaient de larmes. La jeune femme se souvient simplement qu’elle voulait « en finir ». C’est Joseph Badini, un infirmier spécialisé en psychiatrie, qui l’a accueillie, en novembre 2020, au sortir de l’ambulance. « Elle était en pleine crise de panique », confie-t-il.

Depuis qu’elle a survécu à l’attaque qui a visé son village, Gomdé, dans la région du Sahel, en 2018, Asseta a été déplacée trois fois à cause des violences. Une partie de sa famille a été massacrée. Son mari a fui le premier, « sans rien dire », avant de revenir après trois mois d’absence. Plus de bétail, plus de cultures.

Prostrée, Asseta est restée des nuits entières assise devant sa case. S’endormir, c’était risquer de revoir en rêve les djihadistes qui ont égorgé son beau-frère, son oncle, son voisin. Elle a cessé de manger, s’est mise à sursauter au moindre bruit.

« Dépression, idées suicidaires, insomnie, anorexie… Ce sont les signes typiques du trouble de stress post-traumatique », détaille Joseph Badini, assis derrière un bureau sur lequel s’entasse une pile de dossiers. Des cas comme celui-là, l’infirmier en a pris en charge 78 en 2020, 82 en 2019. Des femmes, pour la plupart, qu’il s’efforce d’écouter et de soigner.

Au total, plus de 20 000 déplacés ont trouvé refuge dans la ville de Kongoussi, entassés sous des tentes sur un coin de terre sableuse. Dans ces camps de fortune, une rumeur, un bruit suspect suffisent à semer la panique. Il arrive que les patients rebroussent chemin uniquement parce qu’ils ont aperçu un cordon militaire sur la route.

Plus de 1 600 morts et un million de déplacés

Sans prise en charge rapide, un stress aigu devient un stress post-traumatique, qui peut à son tour dégénérer en maladies chroniques sévères, telles que l’épilepsie et la schizophrénie. Joseph Badini a vu certains patients sombrer dans la psychose. Marginalisés, sans suivi, la plupart se retrouvent « à errer dans les rues et même enchaînés dans les villages, et là on ne peut plus les récupérer », s’attriste le soignant.

Depuis qu’elle est au centre médical, Asseta a, elle, retrouvé le sommeil et l’appétit. Un long foulard rose autour des épaules, la jeune femme de 28 ans ne flotte plus dans son pagne, noué à la taille. L’infirmier, qui l’a fait monter sur une balance mécanique, peut se réjouir. « 63 kg ! 15 kg de plus qu’il y a quatre mois », constate-t-il, avant de fouiller dans un tiroir et de saisir un sachet de pilules. Il les tend à la jeune mère. « Ce sont des antidépresseurs et des anxiolytiques, ça donne de bons résultats », assure le soignant, même si, « au-delà du traitement médicamenteux, c’est surtout un soutien moral dont ont besoin ces victimes ».

Depuis 2015, les violences ont fait plus de 1 600 morts et un million de déplacés au Burkina Faso. Une situation particulièrement alarmante dans le nord et l’est du pays, où sévissent les groupes djihadistes. Pour les populations touchées, les séquelles psychologiques sont immenses. Mais, dans un pays qui ne compte que six psychologues et huit psychiatres pour 20 millions d’habitants, les maladies mentales restent taboues.

Mal recensés, ces troubles sont souvent relégués au rang de « malédiction » ou de « sorcellerie ». Même les mots font défaut : « Traumatismes psychologiques » n’existe pas en langue moré, on dit que « la tête tourne ». « On me répondait que tout le monde était dans la même situation, qu’il fallait que je me ressaisisse », se rappelle Asseta. Une incompréhension qui stigmatise et contribue à isoler les malades.

C’est pour mieux les identifier et leur venir en aide qu’une clinique mobile déployée par Médecins du monde sillonne quatre fois par semaine le district de Kongoussi. En 2020, l’ONG a enregistré plus de 1 300 personnes en état de « détresse psychologique » dans la zone. Certains sont des rescapés de tueries qui souffrent du « syndrome du survivant ». « Ils se sentent coupables de n’avoir pas pu protéger leur famille et d’être encore en vie », explique Yacouba Ouédraogo, l’un des membres de l’équipe.

Il est 10 heures, ce matin de février, quand la clinique mobile arrive à Boulounga, un village situé à 30 kilomètres de Kongoussi. Le médecin décharge les caisses de médicaments du pick-up. Yacouba Ouédraogo installe deux chaises en plastique à l’ombre d’un arbre éloigné des habitations. « On se met un peu à l’écart, dans un endroit discret, pour que les personnes soient à l’aise », souffle l’infirmier, son carnet de notes à la main.

C’est à Boulounga que les praticiens reçoivent le plus de patients atteints de stress post-traumatique. Ici, la plupart des hommes sont partis ou ont été tués. Des cadavres ont longtemps jonché le sol aride de la brousse, obligeant certaines habitantes à aller récupérer le corps de leurs maris décapités sur une brouette pour les enterrer, seules, à la force de leurs bras. Les femmes sont restées au milieu de ce champ de bataille où convergent groupes d’autodéfense et forces de sécurité, exposées à toutes sortes d’abus. « On entend parler de violences physiques et de viols. Certaines ont aussi recours au “sexe de survie”, elles se prostituent contre un peu d’argent », observe Yacouba Ouédraogo.

« Je n’en peux plus, j’aimerais mourir »

Entre deux consultations, une ombre se présente aux soignants. Maïmouna*, silhouette amaigrie, un petit dans les bras, est venue chercher une boîte d’antidépresseurs. Depuis que son mari l’a « abandonnée pour refaire sa vie ailleurs avec une autre », elle a treize enfants à sa charge. Les quelque 3 000 francs CFA (4,50 euros) récoltés chaque semaine en ramassant du bois ne suffisent pas à nourrir la famille. « Je n’en peux plus, j’aimerais mourir », murmure la quinquagénaire d’une voix faible. L’infirmier tente de la réconforter. « Elle a surtout besoin d’un soutien financier », reconnaît-il.

La frustration fait partie du travail. Joseph Badini, son collègue, a lui aussi appris à composer avec sa peine. Il sait que certaines histoires vont continuer longtemps à le hanter. Comme celle de cet éleveur réfugié à Kongoussi avec sa femme et ses enfants, qui s’est pendu après avoir perdu son bétail lors des inondations de 2019.

Au Burkina Faso, les traumatismes n’épargnent personne, pas même l’armée et les groupes d’autodéfense. Certains combattants sont venus consulter en civil à Kongoussi, trahis par leurs blessures ou la trace laissée par le gilet pare-balles aux épaules. Selon plusieurs sources sécuritaires, des suicides auraient été enregistrés chez les militaires burkinabés.

Vivant dans un pays longtemps considéré comme un îlot de paix et de stabilité, beaucoup de Burkinabés n’avaient jamais connu la guerre. « Vingt ans de service, mais c’est la première fois que je vois autant d’atrocités, certains collègues sont choqués », souffle Amidou Koro, un infirmier, en fumant une cigarette dans la cour, l’air épuisé.

Malgré le sentiment d’impuissance face à « ceux qui ne s’en remettront jamais », les soignants de Kongoussi ont aussi leurs « victoires », des patients qu’ils ont « ramenés à la vie ». Comme cet homme de 55 ans souffrant de stress post-traumatique, arrivé en ambulance, à la suite de l’assassinat de ses quatre frères, à Silgadji (Sahel), en janvier 2020. Pendant trois jours, Joseph Badini a veillé sur lui dans une salle, à côté de son bureau, pour qu’il « ne se tue pas ». « Je lui donnais à manger, on causait, on regardait la télévision ensemble. Le quatrième jour, il pouvait marcher dans la rue », rapporte-t-il. Depuis, le rescapé est devenu « un ami », « un psy » auprès des autres déplacés, et s’est reconverti comme jardinier.

Chaque jour, assise devant sa tente, guettant l’arrivée des dons de vivres, Asseta prie pour ses deux filles de 9 et 6 ans. Dans le camp, certains jeunes désœuvrés jouent déjà « à la guerre avec des fusils fabriqués en tiges de mil ». Ses enfants à elle ont été témoins des massacres. Peu à peu, pourtant, les cauchemars s’éloignent. La jeune mère rêve d’une « carrière d’enseignante ou d’infirmière » pour l’aînée, réaffectée dans une école de Kongoussi.

*Les prénoms ont été changés