Restitution des œuvres pillées : pourquoi la France traîne les pieds

Par Olivier Marbot



Visiteurs du Petit musée de la Récade, à Abomey-Calavi (Bénin).
© Prosper Dagnitche/AFP

Le 17 janvier, vingt-huit sceptres du XIXe siècle ont quitté la France pour le Bénin. Ils seront désormais exposés au Petit Musée de la Récade, à Abomey-Calavi, près de Cotonou. Comme beaucoup d’autres, ces récades viennent de l’ancien royaume d’Abomey, conquis et pillé par les troupes du général français Alfred Dodds en 1892.

Plus de un an après la remise au président français, Emmanuel Macron, le 23 novembre 2018, du rapport dans lequel Bénédicte Savoy et Felwine Sarr préconisaient la restitution d’une grande partie des œuvres et des objets d’origine africaine exposés ou entreposés dans les musées français, le processus aurait-il enfin débuté ? Pas du tout.

Amateurisme et mauvaise volonté

Les vingt-huit sceptres remis au Bénin l’ont été par un collectif d’antiquaires et de collectionneurs d’art parisiens agissant à titre privé. Ce cas précis n’a donc rien à voir avec les engagements pris par Emmanuel Macron à Ouagadougou en novembre 2017 puis réaffirmés en 2018. Ni avec la promesse formulée en décembre 2019 par le ministre de la Culture, Franck Riester, lors d’un voyage à Cotonou, de restituer au plus tard en 2021 vingt-six objets issus, eux aussi, du pillage d’Abomey.

Un imbroglio difficile à démêler pour les non-spécialistes mais qui rappelle surtout que, plus de un an après la publication du rapport Sarr-Savoy, le sujet des restitutions à l’Afrique des œuvres et des objets exposés en France a très peu avancé.

L’affaire du sabre d’Omar Saïdou Tall, remis en novembre 2019 au président sénégalais dans le cadre d’une visite du Premier ministre français, a suscité plus de critiques que de satisfaction lorsqu’on a remarqué qu’il ne s’agissait que d’un prêt de cinq ans et, surtout, que l’objet restitué n’était peut-être pas celui qu’on pensait.

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De son côté, le Bénin a annoncé durant l’été 2019 qu’il n’était pas prêt à accueillir les vingt-six objets pourtant demandés à la France, ce qui n’a pu que réjouir les opposants aux restitutions, en particulier ceux qui assurent que l’Afrique n’est pas prête à exposer les œuvres dans des conditions satisfaisantes.

Bref, depuis novembre 2018, l’amateurisme semble le disputer à la mauvaise volonté. Sans compter que le contexte français n’est pas forcément favorable, analyse l’avocat Emmanuel Pierrat, auteur d’un livre sur le sujet : « Emmanuel Macron a fait de grandes promesses au Bénin, et puis le week-end suivant il y a eu le début des “gilets jaunes” et on est passé à autre chose. À mon avis, l’actualité lui a permis de se sortir de l’ornière dans laquelle il s’était mis. »

« Tout rentre mais rien ne sort »

Le processus est-il enlisé, le rapport Sarr-Savoy condamné à finir aux oubliettes ? L’universitaire Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France et ardent partisan des restitutions, pense le contraire : « Il est vrai qu’en France cela traîne un peu, mais ailleurs les choses avancent. Nous sommes en contact avec de nombreuses associations et personnalités américaines qui veulent s’organiser pour promouvoir le retour des nombreux objets africains exposés dans les grands musées des États-Unis.

Et, surtout, même si la presse française en a peu parlé, il y a eu, le 26 mars 2019, une résolution du Parlement européen prenant position en faveur des restitutions. » Dans le texte en question, relatif aux « Droits fondamentaux des personnes d’ascendance africaine », les députés « invitent » les États à offrir « des réparations sous la forme d’excuses publiques ou d’une restitution d’objets volés à leurs pays d’origine ». Reste à savoir dans quel délai et sous quelle forme cette préconisation sera transposée en droit national.

Le cas de la France reste très particulier, dans la mesure où c’est elle qui a, en quelque sorte, lancé le mouvement. Le débat entre pro- et anti-restitution y reste toujours aussi vif, le rapport de Bénédicte Savoy et de Felwine Sarr continue d’être très sévèrement critiqué et, faute de volonté politique, n’a pour l’instant rien débloqué.

« Emmanuel Macron a dit des choses intéressantes sur la colonisation, commente l’avocat Emmanuel Pierrat, mais, lors du discours de Ouagadougou, je crois qu’il est tombé dans la démagogie. Il était survolté, et je pense que le conseiller qui a écrit son discours s’était senti pousser des ailes. »

À Paris, les annonces présidentielles se sont heurtées à la résistance farouche de nombreux conservateurs de musées qui, commente un connaisseur, « ne connaissent qu’une logique : tout rentre, rien ne sort ». Logique qui semble avoir trouvé un écho au ministère de la Culture, confirme Louis-Georges Tin avec amertume : « Le ministre est un homme qui vient de la droite, assez conservateur. Il parle de “circulation” plutôt que de “restitution”. Il ne peut pas se permettre de contredire le président, mais je pense qu’il est opposé aux restitutions. »

Beaucoup de ceux qui rechignent à voir des objets retourner en Afrique mettent par ailleurs en avant le contexte juridique français, expliquant que le dispositif législatif proposé dans le rapport Sarr-Savoy est fantaisiste et inapplicable. Faut-il une loi générale revenant sur le caractère inaliénable des objets exposés dans les musées ? Des lois ad hoc répondant à chaque demande ?

L’annonce de la prochaine disparition de la Commission scientifique des collections nationales, censée donner son avis sur le déclassement des biens exposés – étape nécessaire à leur éventuelle restitution –, a aussi créé une polémique dans la polémique.

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La sénatrice Catherine Morin-Desailly, qui fut à l’origine de sa création et prépare un rapport sur le sujet, se montre sévère : « Le but de cette instance était d’établir des critères sérieux de déclassification, mais elle n’a jamais eu les moyens de travailler. Ses membres n’étaient pas défrayés pour leurs déplacements, les décrets d’application ont mis des années à sortir. Les pouvoirs publics ne se sont jamais donné les moyens de forcer les musées à restituer les œuvres si des décisions en ce sens étaient prises… On s’est heurté à la résistance des conservateurs, mais aussi à celle du ministère de la Culture. »

En ce début d’année 2020, il semble donc que tout reste à faire, et on ignore dans quel cadre légal les objets promis au Bénin vont pouvoir quitter les collections des musées nationaux. « De toute façon, ce n’est pas du droit, c’est de la politique, tranche Louis-Georges Tin. Quand la France a voulu rendre des objets à la Chine ou à l’Algérie, elle ne s’est pas embarrassée de ces questions. C’est purement une affaire de rapport des forces. »

Et si ce rapport des forces n’est pas favorable, d’autres voies sont possibles, comme le souligne l’avocat français Richard Sédillot, qui a plusieurs fois plaidé des affaires concernant des objets d’art africains pour des clients privés : « Certains États préfèrent passer par la voie transactionnelle et trouver un moyen de transiger, de demander des restitutions au cas par cas. À mon avis, c’est la meilleure solution. »

Une année particulière

Au Musée des civilisations de Côte d’Ivoire,à Abidjan, après sa récente rénovation.
© Issouf Sanogo/AFP

Plusieurs pays ont lancé des actions pouvant aboutir à des retours d’objets en Afrique. Au Royaume-Uni, le Musée de Manchester a annoncé qu’il entendait rendre certaines pièces, mais souhaitait pour cela identifier les héritiers des personnes à qui elles ont été dérobées.

La Côte d’Ivoire a, elle, adressé à la France une liste d’objets qu’elle souhaite récupérer, dont le célèbre Djidji Ayokwe, le tambour parleur du peuple ébrié.

D’autres pays, s’inspirant de l’opération lancée par le Ghana en 2019, réfléchissent à s’appuyer sur le soixantième anniversaire des indépendances pour faire de 2020 « l’année du retour » en Afrique. Retour des personnes, mais aussi retour des objets et œuvres d’art.