[Tribune] Pour en finir avec l’injustice fiscale,
l’Afrique doit taxer davantage les multinationales

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Léonce Ndikumana est professeur d’économie et directeur du Programme de politique de développement de l’Afrique à l’Institut de recherche économique de l’Université du Massachusetts. Il est membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (ICRICT) et est co-auteur de La Dette Odieuse d'Afrique : Comment l'endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent.

JA

Le manque de ressources fiscales pèse lourdement sur les capacités des États africains. Il devient urgent de faire payer aux multinationales des impôts proportionnels à leurs bénéfices.

2020 : réinventer l’Afrique (1/6) – Élections cruciales, chantiers économiques, enjeux sociaux et sociétaux… En cette année de célébration des indépendances, quels sont les défis que le continent doit encore relever ? Pendant une semaine, Jeune Afrique vous propose analyses et décryptages.

Sur le papier, les prévisions de croissance pour l’Afrique subsaharienne en 2020 ont de quoi faire pâlir d’envie le reste du monde. Avec une hausse de 3,6 % de son produit intérieur brut selon le Fonds monétaire international, la région fera mieux que la moyenne mondiale.

Mais on est loin, très loin, de ce dont elle a besoin pour répondre aux attentes fondamentales de sa population. Le véritable enjeu est la réduction des inégalités.

Alors que l’Asie a réussi à réduire l’extrême pauvreté, c’est-à-dire le nombre d’habitants vivant avec moins de 1,90 dollar par jour, celle-ci ne cesse d’augmenter en Afrique. Si rien ne change, le continent pourrait compter 90 % des pauvres du monde d’ici à 2030, avertit la Banque mondiale.

Réchauffement climatique

Bien sûr, les Africains ont gagné près de onze ans d’espérance de vie depuis le début du siècle.

Mais les maladies infectieuses continuent à faire des ravages dans la région et l’impact des inégalités est criant. Au Sénégal, la mortalité des enfants de moins de 5 ans est deux fois et demie plus élevée chez les 20 % les plus pauvres de la population que chez les 20 % les plus aisés.

La crise climatique est plus inquiétante encore. L’Afrique est le continent le moins responsable du réchauffement mais subit de plein fouet ses conséquences : sécheresses prolongées, inondations à répétition, déclin des rendements agricoles, accès à l’eau limité.

Des catastrophes qui augmentent les risques d’insécurité alimentaire et d’épidémies. Alors que 86 des 100 villes aux croissances les plus élevées du monde se trouvent en Afrique, 79 d’entre elles – dont 15 capitales – sont confrontées à des risques extrêmes liés au changement climatique.

Les États africains sont aujourd’hui incapables de faire face à ces défis, d’autant que, pour beaucoup, leurs faibles ressources sont saignées par des contextes sécuritaires de plus en plus préoccupants. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso consacrent ainsi 4 % de leur PIB à leur armée.

Pour financer des services publics de qualité contribuant à la réduction des inégalités, les États doivent obtenir d’urgence plus de ressources fiscales.

Celles-ci ne représentent que 18,2 % du PIB en moyenne en Afrique, contre 40 % pour une économie avancée typique. Or Oxfam a montré que si les pays à faibles revenus parvenaient à augmenter de 2 % leurs ressources fiscales en 2020, cela ajouterait 144 milliards de dollars à leur budget.

Cibler les multinationales

Pour collecter plus, ils doivent améliorer leur administration, mais surtout élargir leur assiette fiscale en faisant payer aux multinationales des impôts proportionnels à leurs bénéfices. Ces dernières, notamment dans le secteur des ressources naturelles, négocient des réductions fiscales qui pèsent lourd sur les finances publiques.

Au Mali, par exemple, le montant total des exonérations s’élevait à 203,4 milliards de francs CFA en 2015, soit trois fois et demie le budget de l’éducation. Le pire est que, par ailleurs, les multinationales profitent d’un système fiscal international dépassé qui leur permet, en toute légalité, de ne payer aucun impôt dans les paradis fiscaux.

C’est pourquoi 2020 constitue une année clé. Les scandales d’évasion fiscale ont poussé l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à proposer une refonte des règles fiscales internationales. Mais ses idées sont loin d’être satisfaisantes, comme le souligne dans son dernier rapport la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT), dont je suis membre.

L’OCDE n’envisage de redistribuer qu’une part limitée des bénéfices des multinationales

L’OCDE n’envisage de redistribuer qu’une part limitée des bénéfices des multinationales, et elle voudrait que cette répartition (et donc les impôts qui en découlent) se fasse en fonction du seul critère des ventes. Cela profiterait aux pays riches, où réside l’essentiel des consommateurs, alors que prendre également en compte l’emploi, comme le suggère le G24, un groupe de pays en développement, serait beaucoup plus équitable.

Il est impératif que ces derniers se fassent entendre, en janvier, lors de la prochaine réunion organisée par l’OCDE à Paris. De là pourraient surgir les bases d’un nouveau système fiscal susceptible de s’imposer au monde entier. Si les gouvernements africains ne prennent pas conscience des enjeux et s’ils ne sont pas représentés à ce rendez-vous critique, il sera trop tard.