Migrants : quand les mots décident du destin
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« Le langage construit la perception que l’on a du monde ». L’expression, formulée par les chercheuses Marie Veniard et Laura Calabrese, s’adapte parfaitement à la question des réfugiés et des migrants en Europe.

Dans les discours (politiques, médiatiques, administratifs, etc.), on découvre ainsi les différentes acceptions et la construction des catégories qui se cachent derrière les termes réfugié versus migrant.

Amandine Van Neste-Gottignies, Université Libre de Bruxelles

Contrairement au statut de « réfugié » défini dans la Convention de Genève de 1951, certaines de ces catégories construites discursivement n’ont aucune valeur juridique puisqu’elles ne sont pas définies dans des textes légaux (« réfugié économique », « réfugié légitime »). Elles peuvent, par contre, devenir de puissants instruments politiques se matérialisant parfois dans la pratique des institutions en charge des questions migratoires.

C’est ce que révèle notre enquête de terrain menée entre 2014 et 2017 dans deux centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Belgique. Dans ces contextes pourtant sous pression, les travailleurs sociaux résistent ainsi aux injonctions politiques visant à traiter différemment ces personnes en fonction des catégories auxquelles elles sont assignées et de ce que ces dernières recouvrent.

Mais notre enquête a tout d’abord exigé de comprendre les termes utilisés.

« Réfugié » ou « migrant » ?

Des chercheurs ont ainsi montré que dans les discours médiatiques et politiques, le « réfugié méritant » (« raisons politiques »/« migration forcée ») est plutôt connoté positivement alors que le « migrant peu méritant » (« raisons économiques »/« migration volontaire ») est connoté négativement.

Au-delà de cette opposition binaire (« migrants » versus « réfugié »), une dichotomie s’opère au sein même de la catégorie « réfugié ». Le « réfugié légitime » devient alors, dans la perception et les discours de certains celui qui a le droit de rester dans le pays d’accueil tandis que le « réfugié illégitime » est alors apparenté au « migrant économique » et/ou à un « faux réfugié ».

Les exemples dans les discours politiques sont nombreux comme l’illustre l’allocation de François Fillon à la télévision lors des présidentielles françaises de 2017 :

« On n’est pas en présence, pour l’essentiel, de réfugiés. En tout cas, pas de réfugiés au sens politique, qui fuyaient un régime. Il y a une partie de ces hommes et de ces femmes qui fuyaient la guerre en Syrie, bien sûr. Mais l’immense majorité de ces réfugiés sont en réalité des hommes et de des femmes qui fuient la pauvreté. »

« Réfugié économique », une expression ancienne

Cette distinction entre « réfugié légitime » et « réfugié illégitime » a également mené à l’émergence d’une nouvelle dénomination, le « réfugié économique » considéré a priori comme un « faux réfugié ».

En dépouillant les Archives générales du Royaume belge de la Police des Étrangers, j’ai retrouvé le terme « réfugié économique » dans un dossier relatif à la conférence internationale pour le droit d’asile qui s’est tenue à Paris en 1936.

La dénomination avait été utilisée pour nommer un groupe d’étrangers d’origine polonaise présent en Belgique et ne jouissant pas de la protection du gouvernement polonais :

« Ce sont généralement des circonstances économiques » qui les auraient menés à quitter la Pologne. Ils seraient donc devenus apatrides « par leur faute […] ce sont donc des réfugiés économiques […] qu’il ne convient pas d’inclure dans la conception du “réfugié” ».

Lettre datée du 22 septembre 2015, rédigée en arabe et en anglais. Elle a été envoyée nominativement aux demandeurs d’asile irakiens résidant dans les centres d’accueil. RTBF, Author provided

La manière dont sont représentés, catégorisés, dénommés les réfugiés compte. En effet, le réfugié – tout comme l’étranger, le migrant, etc. – est une catégorie de l’altérité, une manière de nommer l’« Autre » issue d’une construction sociale complexe. Comme l’ont montré des études dans le domaine de la psychologie sociale, la manière avec laquelle nous catégorisons les individus – ce qui s’exprime sous la forme de dénominations – participe à la formation de l’identité, les nôtres et celles des autres.

Ces catégorisations sont aussi véhiculées, instrumentalisées et énoncées par des figures d’autorités : politiciens, médias et institutions, comme nous l’avons observé au sein de centres d’accueil belges.

Le retour volontaire : une information destinée à certains plus qu’à d’autres

À travers cette enquête, nous dévoilons que la communication écrite sur le retour volontaire (site web, brochures d’information, lettres, etc.) est différenciée selon le pays d’origine des demandeurs, alors que légalement le traitement de ces derniers doit être égalitaire.

En effet, il est clairement apparu que la communication sur le retour volontaire s’est faite plus volontiers vers les Marocains, Afghans et Irakiens.

Lettre datée du 2 juin 2016, rédigée en dari et pachto, envoyée aux Afghans dans les centres d’accueil. Author provided

Les lettres envoyées par le Secrétaire d’État belge à l’Asile et à la Migration, Theo Francken (N-VA), aux demandeurs d’asile d’origines afghane et irakienne en sont d’ailleurs une parfaite illustration.

Écrites en plusieurs langues – dari, pachto, arabe et anglais –, ces lettres ont été envoyées directement à certains demandeurs d’asile dans les centres d’accueil en 2015 et 2016.

Elles visaient à encourager le retour volontaire et à dissuader la poursuite de la procédure d’asile en Belgique.

La Ligue des Droits de l’Homme estime que ce type de message est discriminatoire par le fait qu’il

« ne vise qu’une nationalité, sans que cette discrimination soit proportionnée et fondée sur de justes motifs ».

Sans mention du pays d’origine, la note de politique générale belge sur l’asile et la migration de 2017 justifie cette différenciation :

« Un demandeur d’asile n’est pas l’autre. […] Cette forte divergence sur les perspectives de séjour signifie qu’une communication uniforme n’est pas la façon la plus appropriée d’informer […] »

Accueillir d’une main, rejeter de l’autre

L’envoi de ces lettres a suscité un certain malaise dans les centres d’accueil. Une assistante sociale m’explique que ce sont les travailleurs qui ont distribué le courrier sans en connaître le contenu, ce qui a engendré de la « peur » chez les demandeurs d’asile. Un réfugié d’origine afghane raconte sa confusion suite à la réception du courrier :

« I was really really sad and a little bit angry […]. I went to my social assistant and I said “come on, why you do that” […] but I don’t believe that ».

En s’insérant au sein même de la relation, la parole politique tente d’imposer sa vision aux travailleurs de l’accueil les obligeant à se soumettre à un double positionnement : accueillir d’une main, rejeter de l’autre. L’envoi de lettres de cette nature peut donc étioler la confiance fragile qui se construit entre travailleur social et demandeur d’asile.

Le réfugié syrien comme figure légitime

D’après Benjamin De Cleen – chercheur en communication de la Vrije Universiteit Brussel – et ses collègues, certains partis politiques auraient donc tendance à limiter la catégorie de « réfugié » aux demandeurs d’asile d’origine syrienne alors que les demandeurs d’asile issus d’autres pays, à l’instar des Irakiens ou des Afghans, auraient été largement exclus de cette catégorie.

Pour la sociologue Karen Akoka, si le demandeur d’asile syrien représente aujourd’hui la figure légitime du « réfugié », c’est en raison, d’une part, de ses ressemblances sociologiques avec les classes moyennes européennes et d’autre part, du contexte géopolitique et idéologique dans lequel les Syriens fuient.

La communication sur le retour différenciée selon le pays d’origine, fragilise donc davantage certains groupes encouragés à retourner volontairement dans leurs pays et contribue à façonner la figure moderne du « réfugié légitime » ayant le droit de rester.

Amandine Van Neste-Gottignies, Doctorante en communication, Université Libre de Bruxelles

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