Les métis, forcément suspects

 
 
par

Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), à Paris.

La récente querelle entre les footballeurs Mbappé et Assou-Ekotto a relancé le débat sur la double appartenance culturelle. Les métis de naissance suscitent des sentiments contradictoires, entre racisme, rejet assumé ou inconscient, admiration et fantasmes. De manière implicite ou explicite, ils sont souvent sommés de renoncer à une nationalité.

Tribune. Le 21 février, le président français Emmanuel Macron recevait à l’Élysée son homologue libérien George Weah. Il avait réuni autour de l’ex-Ballon d’or des personnalités du monde du football dont, notamment, le jeune prodige du Paris-Saint-Germain Kylian Mbappé. Ce beau monde devisait sur un projet de développement du sport en Afrique, déclenchant sur Twitter l’ire caustique de Benoît Assou-Ekotto, joueur des Lions indomptables du Cameroun.

Le métis franco-camerounais a ainsi raillé « les joueurs européens d’origine africaine qui portent le continent dans leur cœur et qui veulent aider le sport africain tout en s’empressant de jouer pour une sélection européenne ».

Piqué au vif, Mbappé, dont la mère est algérienne et le père camerounais, a pour sa part ironisé sur « ces joueurs du continent […] qui veulent aider le sport africain tout en se battant avec un coéquipier sur la scène internationale [lors de la Coupe du monde en 2014 au Brésil] ».

 

Cette querelle en apparence puérile entre Assou-Ekotto et Mbappé laisse apparaître en filigrane quelques-unes des questions essentielles que pose la double appartenance culturelle. Si les débats autour de ceux que l’on nomme – parfois abusivement – « les binationaux » occupent les médias, le cas spécifique des métis de naissance – et leur place dans nos sociétés – est un sujet peu abordé. Entre racisme, rejet assumé ou inconscient, admiration et fantasmes, les métis suscitent des sentiments contradictoires, les non-dits le disputant aux discours ambigus.

« Identité métisse »

Pourtant, ce métissage est une réalité sociale forte sur le continent depuis le milieu des années 1950. À l’orée des indépendances, en effet, des vagues successives de jeunes Africains vont se former en Europe et aux États-Unis. Leur retour au bercail rime avec l’arrivée en nombre de couples mixtes. Des générations denses de métis succèdent ainsi à des naissances plus éparses et plus isolées par le passé.

Dans des lieux de socialisation comme les écoles françaises se créent des réseaux et des codes que les jeunes métis partagent avec la progéniture des élites africaines et des expatriés, deux catégories sociales dont ils se distinguent néanmoins.

Karim Wade a fait les frais d’une identité métisse perçue comme ambivalente, ambiguë, suspecte

Deux catégories entre lesquelles aussi, de manière implicite ou explicite, ils sont souvent sommés de choisir. Parce que cette « identité métisse » doit s’accommoder du regard particulier des sociétés africaines et occidentales. En Afrique, l’identité métisse est d’abord affaire de caractéristiques physiques et de distinction sociale, qui alimentent les fantasmes et suscitent des attentes spécifiques.

Fils de l’ex-président sénégalais Abdoulaye Wade, Karim Wade a été au centre d’un scandale politico-financier qui lui a valu d’être condamné en 2015 à six ans de prison avant d’être gracié puis exilé au Qatar. Curieusement, pour justifier leur ressentiment envers celui qu’ils avaient surnommé « le ministre du Ciel et de la Terre », les Dakarois mettaient aussi en exergue sa méconnaissance du wolof, qu’ils assimilaient à un déficit d’« intégration ». Karim Wade aura peut-être payé cher sa filiation, mais il a aussi fait les frais d’une identité métisse perçue comme ambivalente, ambiguë, suspecte.

Gommer la part blanche

En France, le cas de Philippe Ebanga, responsable du département sécurité maritime, fluviale et aérienne de Total, dévoile une autre facette de la question. En 2012, nommé porte-parole de la marine française, cet autre métis franco-camerounais est présenté par la presse comme le « premier Noir » à occuper cette prestigieuse fonction. Parler du « énième Vendéen » n’aurait pas été inapproprié…

Quand on est l’élément exogène, on doit faire un peu d’effort : sans se renier, s’intégrer au groupe déjà constitué », affirme Philippe Ebanga

Mais, ici, on n’hésite pas à gommer la part blanche des métis, ce qui est parfois mal vécu. « Mon père est noir ; j’en suis fier. Mais dire que je suis noir revient à nier l’existence de ma mère », confie Pierre, un cadre franco-gabonais. « Français de souche » par l’un de ses parents, le métis devrait être perçu comme français quel que soit son lieu de naissance.

Pour réaliser son rêve de devenir officier, Ebanga a, lui, fait le choix, symboliquement fort, de renoncer à sa nationalité camerounaise. « Quand on est l’élément exogène, dit-il, on doit faire un peu d’effort : sans se renier, s’intégrer au groupe déjà constitué. » Son parti pris est à l’opposé de celui d’Assou-Ekotto. Nul ne peut l’en blâmer : « aider l’Afrique » – et donc opter pour le continent – n’est pas une obligation.

Certains se réapproprient l’assignation à se présenter comme « d’origine africaine », pourquoi seraient-ils moins d’origine européenne ?

C’est une décision personnelle, certes dictée, peu ou prou, par le poids du regard extérieur. C’est ce que le sociologue américain Charles Cooley nommait en 1902 le « looking-glass-self », la manière de se construire à travers le regard d’autrui. Certains se réapproprient l’assignation à se présenter comme « d’origine africaine », parfois en dépit du bon sens – pourquoi seraient-ils moins d’origine européenne ?

C’est le cas d’Assou-Ekotto qui le fait avec une délectation manifeste. Au point d’emprunter aux illuminés des stades de football leur rhétorique à connotation raciste pour s’en prendre à ceux de ses homologues qui n’auraient pas effectué le bon choix : le sien. Accommodant une citation de Victor Hugo à sa sauce, il moque ainsi « [le] lion qui imite [le] lion [et] devient un singe ». Ce qui est révélateur d’un malaise profond. Et si Mbappé n’était que le miroir inversé de l’errance identitaire d’Assou-Ekotto, et l’agressivité de ce dernier envers les « siens », l’illustration d’un doute identitaire ?

J’ai gagné le droit de ne pas choisir », disait Yannick Noah

Lorsque, en novembre 2011, Obama reçoit à la Maison-Blanche Ian Khama, le président du Botswana, ils échangent moult amabilités de circonstance. Fils du premier président Seretse Khama, Ian est né de l’union – qui défraya la chronique dans les années 1950 – entre un étudiant en droit venu du Bechuanaland et une jeune secrétaire britannique, Ruth Williams. Seretse Khama dut renoncer à son titre royal pour sa dulcinée. Obama et Khama n’abordèrent pas le sujet de leur proximité identitaire. Un silence volontaire porteur de sens. Yannick Noah disait en 1989 : « J’ai gagné le droit de ne pas choisir. »