Musique – Joey le Soldat : « Le peuple peut s’unir et décider de son destin »

 

Dans un troisième album très engagé, Barka, le rappeur burkinabè, Joey le Soldat, appelle au dialogue. Pour lui, une nouvelle insurrection est possible dans le pays car, sur le fond, rien n’a changé.

Tout juste arrivé à Paris à l’occasion de sa tournée française, Joey le Soldat déboule en treillis, mais un doux sourire aux lèvres, dans la rédaction de Jeune Afrique. Joel Windtoin Sawadogo, de son vrai nom, 32 ans, est un guerrier sans arme, un guérillero pacifique, qui n’a que ses mots pour munitions. Mais des mots tranchants, affûtés, qui ont fait de lui l’un des plus en vue d’une génération d’artistes impliqués dans la vie politique : Smockey, Sams’k le Jah, Basic Soul…

Quand on l’écoute, on est loin, très loin des jeunes rappeurs bling-bling comme Kiff No Beat qui explosent aujourd’hui les compteurs sur YouTube avec des titres aussi creux que populaires. « De l’emballage sans contenu », résume ce petit-fils de tirailleur et fils de militant indépendantiste. Son troisième album parle de détournements de fonds publics, de pillage colonial, de dialogue politique.

Jeune Afrique : Barka est votre troisième album, mais votre colère reste intacte.

Joey le Soldat : Après l’insurrection de 2014, comme la plupart des Burkinabè, je m’attendais à un changement, à de meilleures conditions de vie. Aujourd’hui, c’est la désillusion. Bien sûr, on ne peut pas changer en quelques jours une situation qui dure depuis vingt-sept ans… Mais le Burkina a besoin que les dirigeants dialoguent avec le peuple et avancent avec lui. Ce n’est toujours pas le cas.

L’un des morceaux de l’album est intitulé « Goomdé (sous l’arbre à palabres) ».

Oui, j’invite tous les Burkinabè à faire comme nos anciens : trouver des solutions sans prendre les armes. Dépasser nos différends, s’asseoir et discuter sous l’arbre à palabres.

Il faut que mes mots soient utiles, je suis dans un combat réel

Votre musique est très martiale, votre flow peut évoquer les saccades d’une mitraillette… mais vous êtes un pacifiste.

Je fais du rap violent pour engager à discuter sereinement. Mais pour que les gens vous écoutent, il faut leur parler sérieusement. Je ne suis pas un fan de Kaaris, ou de ce genre de rappeurs violents sans conscience : il faut que mes mots soient utiles, je suis dans un combat réel. C’est aussi pour ça que je suis censuré, comme d’autres artistes du pays. Il y a très peu de rap diffusé à la radio au Burkina, les responsables de festivals aidés par les autorités hésitent à nous inviter…

La première chanson que vous avez choisi de « clipper », « Zambfo », évoque la corruption.

Oui, je parle de vrais détournements. Des présidents qui pillent leur peuple, un maire qui vend des parcelles publiques à son profit [on pense entre autres aux affaires en cours dans les communes de Pabré, Koubri ou Boussouma, NDLR], de grandes puissances occidentales qui s’emparent de l’or et des diamants africains… On ne peut pas construire le pays si on ne met pas fin à ces pratiques.

Vous ne faites pas partie de ces rappeurs burkinabè qui se réclament à tout bout de champ de Thomas Sankara.

Pour moi, il ne suffit pas de brandir son image, de crier à la révolution pour être sankariste et révolutionnaire. Commençons par appliquer ses idées, restons humbles, droits. Je n’irai pas, comme certains qui clament son nom, rouler en V8 devant un peuple qui vit dans la misère, par exemple.

En 2014 nous n’étions pas divisés par des ethnies, des religions : la colère nous a fait oublier nos différences

Et puis il y a d’autres figures, comme Patrice Lumumba ou Norbert Zongo, qui nous ont montré la voie, celle d’une parole authentique, d’un véritable engagement. Zongo disait : « Les peuples comme les hommes finissent toujours par payer leurs compromissions politiques. » Nos dirigeants actuels feraient bien de se rappeler cette formule. Le cas du président Blaise Compaoré est une mise en garde.

Ne pensez-vous pas que beaucoup de Burkinabè n’ont plus aujourd’hui l’énergie de se battre et aspirent à une trêve ?

Les gens sont fatigués, c’est sûr. Mais l’insurrection a démontré quelque chose de fondamental et qui m’a marqué. C’est tout un peuple qui s’est levé et qui est descendu dans la rue. Nous n’étions pas divisés par des ethnies, des religions : la colère nous a fait oublier nos différences. Surtout, avec la chute de Compaoré, le soulèvement a démontré que le peuple pouvait décider de son destin politique.

Vous estimez donc qu’une nouvelle insurrection pourrait se produire demain ?

Oui. Car, sur le fond, rien ne s’est amélioré. On a changé de président mais on n’a pas changé de système. Nous avons besoin que le chef de l’État et son entourage s’ouvrent enfin à la population, lui parlent et lui rendent des comptes. Et notamment aux jeunes, à qui l’on explique sans cesse qu’ils sont « le fer de lance de l’économie », mais qui n’ont aucun droit.

Nous voulons rester en Afrique, mais dans une Afrique qui nous regarde en face, qui nous respecte et nous traite en adultes

Aujourd’hui, pour étudier à l’université, à Ouaga, il faut toujours, comme je l’ai fait, se lever à 5 heures du matin pour trouver une place en amphi ! Je suis sur scène, au micro, pour représenter cette nouvelle génération africaine qui a envie de se faire respecter. Nous ne rêvons plus de l’Europe, de ce qui brille en Occident. Nous voulons rester en Afrique, mais dans une Afrique qui nous regarde en face, qui nous respecte et nous traite en adultes.

Votre musique détonne dans le paysage du rap africain. Elle évoque autant le hip-hop brut des années 1990 que la musique africaine des grands orchestres des années 1960.

Ce sont des beatmakers de Bordeaux qui ont travaillé sur le son. Ils ont pioché dans la musique de groupes légendaires comme le Volta Jazz et le Bembeya Jazz. Pour moi c’est un hommage, une manière de faire revivre les mélodies qu’écoutaient nos parents. À l’heure où des labels occidentaux rééditent leurs albums, il me semblait aussi important que des Africains se réapproprient ce patrimoine.


La douceur d’un panzer

Joey le Soldat a conçu Barka (« merci », en moré) pour rendre hommage au public burkinabè qui l’a soutenu, entonnant ses chansons dans les stades au plus fort de l’insurrection de 2014. Le résultat est plus que concluant. Le flow pétaradant du tirailleur fait mouche à chaque strophe. Redrum et DJ Form, les compositeurs en embuscade, le couvrent superbement de bout en bout, donnant un second souffle à des hits disparus du Volta Jazz et du Bembeya Jazz.

À la fois belliqueux, conscient et furieusement nostalgique, Barka donne à voir une autre facette du rappeur militant quand il raconte un amour perdu ou le soutien que lui apporte sa mère (« M’maan »). En prenant de la hauteur, Joey confirme son statut de chef de file d’une nouvelle école… Il forme d’ailleurs déjà de jeunes pousses du rap et pourra les recevoir dans son studio, dont l’ouverture est prévue en décembre dans son quartier de Tanghin, à Ouagadougou.