Histoire

Le Nigeria moderne en dix dates clés: émergence et évolution

 

Géant économique de l’Afrique et le pays le plus peuplé du continent avec plus de 220 millions d’habitants, le Nigeria vote, ce samedi 25 février, pour élire son président et ses députés. Rappel des événements majeurs qui ont marqué l’histoire récente de ce géant aux pieds d’argile.

1914 : vous avez dit « Amalgamation » ?

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Frederick John Dealtry Lugard, 1er baron Lugard, 1858 - 1945, alias Sir Frederick Lugard. Soldat britannique, mercenaire et explorateur de l'Afrique et administrateur colonial, gouverneur de Hong Kong et premier gouverneur général du Nigeria. Il est le fondateur du Nigeria moderne. © Universal Images Group via Getty Images

 

Le Nigeria moderne naît en 1914 de la fusion territoriale et administrative du protectorat du Nigeria du Nord et du protectorat du Nigeria du Sud (comprenant la colonie de Lagos et le Oil Rivers Protectorate), sous l’égide de la couronne britannique. L’opération désignée à l’époque par le terme « amalgamation » fut supervisée par le Lord Lugard, le premier haut-commissaire du Nigeria. La viabilité de cette nouvelle entité baptisée le Nigeria, répartie entre la « Northern Region » (Région du Nord), la « Eastern Region » (Région de l’Est) et la « Western Region » (Région de l’Ouest), était fortement contestée dans la presse et par les leaders d’opinion. Pour les critiques, cet ensemble artificiel était condamné car il réunissait des peuples et des traditions beaucoup trop différents, notamment des Igbo à l’Est, des Yoruba à l’Ouest et des Haoussa au Nord. Les divergences se sont davantage accentuées pendant la période coloniale, avec le nord du Nigeria, à majorité musulmane, évoluant sous un régime administratif et culturel distinct, dirigé par des chefs traditionnels et religieux fermés sur leurs privilèges, alors que la population du Sud, à majorité chrétienne et animiste, était scolarisée par les missions chrétiennes et était ouverte aux influences occidentales.

Les revendications indépendantistes qui se font jour après la Seconde Guerre mondiale conduisent les Britanniques à doter la colonie d’une Constitution (1954), lui conférant une relative autonomie dans le cadre d’un système de gouvernance fédéral. La période de l’après-guerre voit aussi la naissance de partis politiques, à bases régionales et ethniques fortes, dont sont issus les premiers hommes politiques nigérians qui prennent les rênes du pouvoir à Lagos et dans les régions, après l’indépendance du pays.

1960 : indépendance et après

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Abuja, 1er octobre 2010, Cérémonie du 50ème anniversaire de l'indépendance

 

Le Nigeria proclame son indépendance le 1er octobre 1960, mais il faut attendre 1963 pour voir l’avènement de la première République et l’entrée en fonction des institutions dont le pays se dote sur le modèle du parlementarisme britannique. Ces premières années de la République nigériane sont marquées par un partage de pouvoir entre les différentes communautés qui composent le pays, comme l’illustrent la désignation à la présidence de Nnamdi Azikiwe, chrétien d’origine ibo et leader du Conseil national du Nigeria et des Camerouns (NCNC), représentant la région de l’Est, et celle d’Abubakar Tafewa Balwa, représentant du Parti nordiste (NPC) musulman, à la primature, à la tête d’un gouvernement de coalition. En 1963, afin de mieux refléter la représentativité des communautés, la fédération se dote d’une nouvelle région Centre-Ouest, mais cela ne l’empêche pas de sombrer rapidement dans les tensions intercommunautaires grandissantes. À peine né, le pays est miné par les luttes des partis régionaux pour le contrôle du pouvoir central et par l’opposition du Sud et des minorités septentrionales à l’hégémonie du Nord.

1966 : d’un coup d’État à l’autre

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Arrivé au pouvoir à la suite du coup d'Etat de 1966, le général Yakubu Gowon a gouverné le Nigeria jusqu'à 1975., 
RFI Hausa



Profitant des violences ambiantes, le 15 janvier 1966, une poignée de militaires « révolutionnaires » renverse le gouvernement fédéral, au terme d’un coup d’État sanglant. Le Premier ministre Abubakar Tafewa Balwa est assassiné et le président Nnamdi Azikiwe contraint à une retraite forcée. Pendant les trois décennies suivantes, l’histoire du Nigeria est ponctuée de coups d’État et de contre-coups d’État. Ces trente années sont aussi marquées par quelques-unes de grandes tragédies que le pays a connues.

Le coup d’État de 1966 marque la fin de la première République nigériane. Or les généraux qui s’installent à la tête du pays ne se révèleront pas plus capables que les hommes politiques de ramener la paix. Le général Aguiyi Ironsi, à la tête du pays pendant six mois, est renversé à son tour par Yakubu Gowon. Chef de l’État de 1966 à 1975, ce dernier porta à douze le nombre des États fédérés. Ce nouveau découpage administratif met le feu aux poudres dans un pays aux équilibres fragiles et où les communautés s’accrochent jalousement à leurs prérogatives. Ce sera bientôt la guerre civile.  

1967-70 : la guerre du Biafra

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                                           Le drapeau de la république sécessioniste du Biafra. Photo: Wikimedia commons

 

La guerre civile débute lorsque, le 30 mai 1967 la région de l’Est, le territoire d’origine de la communauté igbo, fait sécession et forme l’État séparatiste du Biafra. Ce sont les troubles visant les Igbo qui éclatent dans le Nord du pays dans la foulée du coup d’État de janvier 1966, qui sont à l’origine de ce conflit. Il s’agit de véritables pogroms anti-Igbo, qui font des dizaines de milliers de morts, tandis qu’un million d’autres fuient vers l’Est.

L’enjeu du conflit est aussi économique. Les Igbo craignaient que les réformes administratives et territoriales initiées par les autorités fédérales nigérianes ne les privent de leur autonomie dans la gestion de leur territoire et de l'accès aux immenses ressources pétrolières de la région du Delta.

Au terme d’une guerre fratricide de trente-et-un mois (mai 1967 – janvier 1970) et d'un blocus meurtrier sur la région, le Biafra se rend. Le 15 janvier 1970, le conflit prend officiellement fin, après avoir fait plus d’un million de morts dans le camp rebelle, essentiellement de famine. Avec la fin de la guerre, le Nigeria tourne une page sanglante de son histoire. La politique du gouvernement fédéral de « ni vainqueurs ni vaincus » favorise la réconciliation nationale, mais ne peut effacer le traumatisme de la guerre civile qui a été vécue par nombre d’Igbo comme un génocide.

1971 : le boom pétrolier et admission du Nigeria à l’OPEP

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Avec le ministre nigérian Mohammed Barkindo, le Nigeria prend la tête de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole, le 2 juin 2016. PIUS UTOMI EKPEI / AFP

 

Le Nigeria est le premier producteur mondial du pétrole en Afrique. L’exploitation des gisements pétroliers dans les États du delta du Niger a débuté en 1958, mais c’est seulement dans les années 1965-1970, avec l’accélération de la production nationale qui passe de 274 000 barils par jour en 1965 à 540 000 barils/jour et l’augmentation du prix du brut sur les marchés internationaux, que l’or noir est devenu la source majeure des revenus du pays. Admis dans l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1971, le Nigeria est aujourd’hui un membre incontournable de cette organisation.

Selon les experts, le boom pétrolier favorisa la réconciliation nationale et la consolidation de l’unité du pays au sortir de la guerre du Biafra. Le secteur pétrolier qui contribue aujourd’hui autour de 10% du PIB est aussi source de corruption, le grand fléau qui gangrène la vie économique et sociale du pays. Par ailleurs, la prépondérance du secteur pétrolier a été préjudiciable aux autres secteurs telles que l'industrie et l'agriculture qui constituaient autrefois les piliers de l'économie nigériane.

1979-1983 : une seconde République éphémère

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                                       Sheshu Shagari, premier président nigérian élu au suffrage universel en 1979. AFP

 

Le général Olusegun Obasanjo qui jouera un rôle de premier plan dans les années 1990-2000, se signale à l’attention une première fois à la fin de la décennie 1970. En 1975, il est le nouveau chef d’état-major. Successeur à la tête du pays de Yakubu Gowon renversé par un coup d’État en 1975 et de Murtala Mohammed, assassiné au bout d’un bref exercice de pouvoir en 1976, Obasanjo transfère le pouvoir au gouvernement civil issu des élections. La deuxième République, fondée sur la base d’une Constitution présidentielle et fédérale inspirée de celle des États-Unis, voit le jour le 1er octobre 1979. Elle est présidée par le président Shehu Shagari, leader du Parti national du Nigeria (NPN), qui est entré dans l’Histoire en tant que premier président nigérian élu au suffrage universel.

Malheureusement, cette expérience démocratique sera de courte durée. Des fraudes électorales massives lors du scrutin de 1983, doublées de la corruption débridée de l’élite bourgeoise et la crise pétrolière, suscitent le mécontentement populaire, favorisant une nouvelle intervention par les militaires. Le 1er janvier 1984, l’armée reprend le pouvoir, jetant en prison la majorité des hommes politiques, accusés de « crimes économiques ». Les deux décennies qui suivent sont marquées par une succession de coups d’État et de gouvernements autoritaires. L’autoritarisme écrit l'une de ses pages les plus sanglantes au Nigeria avec le général Sani Abacha qui s'empare du pouvoir en 1993. L'homme était qualifié de « Bloody Dictator » par la presse nigériane de l’époque.

1995 : la pendaison de Ken Saro-Wiwa

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Un motard ogoni tenant une affiche montrant Ken Saro-Wiwa, lors d'un rassemblement sur la route de Port Harcourt, le 10 novembre 2005. AFP / PIUS UTOMI EKPEI

 

Écrivain de renom et militant écologiste, Ken Saro-Wiwa dirige au début des années 1990 la révolte des populations ogoni dans le delta du Niger contre les compagnies pétrolières, au premier rang desquelles Shell. Compagnie pétrolière anglo-néerlandaise. Celle-ci est accusée de polluer les sols et les eaux de la zone. Le Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP) parvient à contraindre Shell à arrêter sa production, qui représentait 40% du pétrole nigérian. En représailles, Sani Abacha qui s’était emparé du pouvoir en 1993 déclenche une violente campagne de répression contre les Ogoni et fait exécuter par pendaison leurs cadres dont Ken Saro-Wiwa, assassiné en novembre 1995.

Les assassinats des leaders ogoni suscitent l’ire de la communauté internationale, conduisant à l’exclusion du Nigeria du Commonwealth et l’imposition de sanctions économiques. Mis au ban de la communauté internationale, le Nigeria entre dans une période de turbulences quand, en juin 1998, Sani Abacha meurt subitement, officiellement d’une crise cardiaque.

1999 : retour de la démocratie avec Olusegun Obasanjo

 

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                                           L’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo (photo d'archives).
 Getty Images

 

Selon les historiens, ce sont les sanctions internationales dont le Nigeria est victime sous le régime de Sani Abacha, qui poussent l’élite politique à s’entendre avec l’armée pour renouer avec la démocratie au tournant du millénaire, au terme de 16 ans de dictature militaire sanglante. Le général Abusalami Abubakar, successeur de Sani Abacha, accélère le processus de transition qui aboutit à l’élection à la présidence d’Olusegun Obasanjo, ancien général revenu à la vie civile. En tant que leader du Parti démocratique du peuple (PDP), Obasanjo est réélu pour un second mandat en 2003.

Les années Obasanjo se caractérisent par le retour au fédéralisme après le centralisme exacerbé pratiqué par les militaires. Le retour en force de la doctrine fédérale est signifié par l’organisation, le même jour, de la prestation de serment du nouveau président et celle des gouverneurs des 36 États qui composent désormais le Nigeria. C’est encore sous le régime d’Obasanjo que l’on assiste à une répartition plus équitable de la manne pétrolière entre les États, avec la part des revenus pétroliers versés aux neuf États producteurs du delta du Niger passant de 3 à 13%. Or, tout n’est pas rose dans le Nigeria nouveau. Ainsi, parallèlement aux avancées démocratiques, les relations entre chrétiens et musulmans se détériorent, à la suite notamment de la réintroduction de la charia en 2001 dans douze États du Nord.

En 2002, naît le groupe islamiste radical Boko Haram, qui ne cesse d'étendre son influence jusqu'à son « apogée » en 2014, où il contrôle une grande partie du territoire et enlève 276 lycéennes à Chibok, dans le Nord-Est du Nigeria, déclenchant l'indignation internationale. Cet épisode entache le mandat du président nigérian sortant, Jonathan Goodluck, et favorise l'élection de l'ancien général Muhammad Buhari en 2015.

2015-2023 : présidence Buhari et la fragilisation du pays

 

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Des manifestants réclament le départ du président Buhari lors d'un rassemblement à Abuja le 12 juin 2021. AFP - KOLA SULAIMON

 

Pendant les années Buhari, avec un PIB qui se situe à 2 585 dollars par habitant, le Nigeria dépasse l'Afrique du Sud et devient la première économie de l'Afrique, grâce a l'envolée des prix du pétrole, et grâce aussi à son secteur culturel prolifique (Nollywood est la seconde industrie de cinéma au monde en nombre de films produits, derrière le Bollywood indien mais devant les États Unis). En 2015, Buhari est élu avec enthousiasme, sur la promesse de mettre fin à la corruption et à Boko Haram, mais la lune de miel sera de courte durée. En 2016, le pays rentre en récession, et le président âgé alors de 74 ans tombe malade et disparaît dans les hôpitaux de Londres pendant de nombreux mois. Il est réélu en 2019 grâce à ses soutiens politiques, malgré un bilan économique et sécuritaire médiocre. L'année 2020 est « annus horribilis », qui commence avec des mois de confinement dus au Covid, extrêmement stricts, qui mettent l'économie à genoux: le nombre de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour explose passant de 83 millions en 2019 à plus de 130 millions (63% de la population). La population se révolte en octobre 2020 autour du mouvement #EndSARS, qui dénonçait d'abord les violences et exactions policières, puis plus généralement la mauvaise gouvernance. Le mouvement est maté dans le sang.. 

Le bilan des années Buhari est désastreux, dû essentiellement à la mauvaise gestion des ressources et aux nombreux pillages des oléoducs par des groupes armés, faisant chuter la production pétrolière de plus de 2 millions de barils par jour en 2019 à moins de 1,2 millions de barils. Le pays ne parvient même pas à atteindre les quotas fixés par l'OPEP. La corruption généralisée, les procès a répétition et les politiques économiques du gouvernement Buhari finissent par effrayer les investisseurs étrangers qui se retirent peu à peu de cette manne pourtant gigantesque des sous-sols. D'un point de vue sécuritaire également, les conflits se sont multipliés avec le Boko Haram s'affirmant comme l'État Islamique en Afrique de l'Ouest, les "bandits" dans le Nord-Est qui pillent le bétail et terrorisent les populations et une nouvelle poussée sécessioniste dans le Sud. 

2023, une année électorale

 

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Peter Obi, candidat de la jeunesse nigériane au scrutin présdentiel du 25 février 2023. Il est soutenu par l'ancien président Olusegun Obansanjo © Vanguard

 

Le 25 février 2023, les Nigérians se rendent aux urnes pour désigner le successeur de Muhammad Buhari, élu successivement en 2015 et en 2019. Quatre candidats sont en lice cette fois : Bola Ahmed Tinubu du All Progressive Congress (APC), parti au pouvoir, Atiku Abubakar qui se présente au nom du principal parti d’opposition, le Parti démocratique populaire (PDP), Peter Obi, le candidat outsider, issu des rangs du PDP, mais membre aujourd’hui du Parti travailliste. Le quatrième candidat, Rabia Kwankwaso, a peu de chances de l'emporter au niveau national, mais l’homme est très populaire dans son État de Kano, capitale du Nord à majorité musulmane. Qui sera le vainqueur ? Cette élection perpétuera-t-elle le système bipartite qui domine la vie politique nigériane ou y aura-t-il un changement de donne avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle classe politique ? Telles sont les questions qui se posent aujourd’hui dans le pays le plus peuplé du continent. Le résultat dépendra de la participation, disent les observateurs. Si près de 40% des électeurs inscrits sont aujourd’hui âgés de moins de 34 ans, laissant entrevoir la possibilité d’un renouveau, beaucoup évoquent l’apathie électorale dont font preuve traditionnellement les électeurs nigérians le jour du scrutin. Le pays connaît aussi d'immenses problèmes de sécurité dans de nombreuses régions (États d'Imo, d'Anambra, Benue, Katsina, Zamfara, Sokoto, Borno...) qui empêchent les gens d'aller voter.

Le 25 février, les Nigérians voteront aussi pour renouveler leur parlement bicaméral, fort de 360 députés et 109 sénateurs.

Histoire : le partage de l'Afrique par les Européens

QUESTION RÉPONSE

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A une époque où la colonisation n’est pas encore considérée comme un but en soi, la Conférence de Berlin (1884-1885) est perçue comme le moment où les puissances coloniales européennes se sont réunies pour se partager le continent africain. C’est la première fois qu’une rencontre diplomatique européenne porte exclusivement sur la question de l’Afrique : elle contribue à définir les règles communes pour de futures acquisitions territoriales par les pays d’Europe.

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Au XIXe siècle, les Européens sont présents sur les côtes africaines où ils ont établi des comptoirs de commerce ; les premières explorations à l'intérieur des terres commencent en empruntant les fleuves. Ces explorations sont motivées par des perspectives d'échanges commerciaux, de découvertes géographiques ou l'établissement de missions pour évangéliser les populations. Ce partage de l'Afrique s'est concrétisé par des traités signés entre voyageurs européens (envoyés ou non par leur gouvernement) et souverains africains.

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L'EXPLORATEUR PIERRE SAVORGNAN DE BRAZZA, ILLUSTRATION POUR LE PETIT JOURNAL, 13 MARS 1905 ; BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE. © GALLICA.BNF.FR / BNF.
 

Partage de l'Afrique : la question du Congo

Un vaste territoire encore peu exploré attire les convoitises : le bassin du Congo. Les Portugais y revendiquent leur présence ancienne mais doivent composer avec les velléités d'impérialisme britannique, français et belge. Dans les années 1870-1880, la France et la Belgique sont en concurrence par l'intermédiaire de deux explorateurs qui parcourent la région : l'officier de marine Pierre Savorgnan de Brazza est au service de la France et le journaliste américain Henry Morton Stanley travaille pour le compte du roi des Belges Léopold II. En 1884, la Grande-Bretagne reconnaît des droits du Portugal sur l'embouchure du Congo : ce traité va provoquer l'organisation d'une Conférence internationale à Berlin.

 
 
Carte de l'Afrique en 1884 par J. Bartholomew. © Wikimedia Commons, domaine public.
 
CARTE DE L'AFRIQUE EN 1884 PAR J. BARTHOLOMEW. © WIKIMEDIA COMMONS, DOMAINE PUBLIC.
 

En Europe, dans les années 1880, des lobbies coloniaux existent mais l'idée de la colonisation n'est pas encore acquise par les gouvernements ni par l'opinion publique. La France et la Grande-Bretagne possèdent déjà des territoires en Afrique du Nord (Algérie, Égypte) et au Sénégal. Le roi des Belges Léopold II va engager sa fortune personnelle au Congo et se révéler fin stratège pour y faire valoir ses intérêts : il crée notamment une association à but philanthropique censée lutter contre l’esclavage, l'Association internationale africaine (en 1876) et l'Association internationale du Congo (en 1882). Léopold II souhaite se donner une réputation de bienfaiteur bien que ses motivations soient purement économiques et politiques. Des multiples témoignages établissant l'exploitation indigne de la population congolaise (esclavage, malnutrition, mutilations), vont entraîner un mouvement international de protestation mené par la Grande-Bretagne. Les expéditions militaires sont désignées comme responsables de massacres alors qu'elles sont destinées à combattre l'esclavagisme, objectif proclamé par la Conférence de Berlin pour l'attribution du Congo au roi des Belges.

 
Portrait de Léopold II roi des Belges (1835-1909). © Wikimedia Commons, domaine public.
PORTRAIT DE LÉOPOLD II ROI DES BELGES (1835-1909). © WIKIMEDIA COMMONS, DOMAINE PUBLIC.

Les enjeux de la Conférence de Berlin

Le chancelier allemand Bismarck jusqu'alors préoccupé par des enjeux politiques européens (Alsace-Lorraine, politique russe), se tourne à son tour vers l'acquisition de territoires d'outre-mer. Lors de la Conférence de Berlin, il se produit un transfert des enjeux européens sur l'espace africain. Bismarck est à l'initiative de cette conférence qui se déroule entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885 : quatorze pays sont présents mais aucun représentant africain n'est convié. Les discussions ont pour support une carte de l'Afrique car les diplomates ne maîtrisent pas l'espace géographique africain, alors que cette question devient déterminante pour les relations entre Etats européens. Le découpage de l'Afrique n'est pas inscrit à l'ordre du jour de la Conférence ; les sujets suivants occupent l'essentiel des discussions : les règles d'occupation future des côtes africaines, le commerce dans le bassin du Congo, la liberté de navigation sur les fleuves Congo et Niger.

 

Caricature de la Conférence de Berlin de 1885 : le chancelier Bismarck découpe le "gâteau africain" entre les différents pays européens ; sous-titre "à chacun sa part si l'on est bien sage". Journal <em>L'Illustration, </em>1885. © Wikimedia Commons, domaine public.

 

CARICATURE DE LA CONFÉRENCE DE BERLIN DE 1885 : LE CHANCELIER BISMARCK DÉCOUPE LE "GÂTEAU AFRICAIN" ENTRE LES DIFFÉRENTS PAYS EUROPÉENS ; SOUS-TITRE "À CHACUN SA PART SI L'ON EST BIEN SAGE". JOURNAL L'ILLUSTRATION, 1885. © WIKIMEDIA COMMONS, DOMAINE PUBLIC.
 

La Conférence de Berlin aboutit à des décisions importantes : le principe du libre-échange économique est confirmé sur les fleuves Niger et Congo, répondant ainsi aux rivalités franco-anglaises ; l'Europe se dote d'une mission civilisatrice en prétendant ouvrir le continent africain au développement économique, grâce au commerce international. L'esclavage est proclamé interdit : les Européens se concentrent désormais sur l'intérieur du continent pour lutter contre la traite esclavagiste, tout en développant des pratiques de travail forcé. Le Congo est devenu l'un des enjeux principaux de la Conférence : le roi des Belges parvient à faire accepter l'idée de la neutralité politique sur le bassin du Congo, tout en y affirmant la liberté de commerce. En 1908, cette région quatre-vingts fois plus grande que la Belgique, deviendra le Congo belge.

Le partage du continent africain se met en place

La Conférence de Berlin débouche finalement sur la délimitation des frontières coloniales. Des règles d'implantation sont définies : chaque puissance doit établir une zone d'influence dont les contours sont délimités, pour confirmer sa domination politique et économique. Pour se faire reconnaître un territoire, l'occupation doit être effective, ce qui va mener les Etats européens à concevoir des pratiques de colonisation. Après la Conférence de Berlin, commence la période des expéditions militaires afin de soumettre les populations et de s'approprier les territoires.

 

 

Carte du partage de l'Afrique après Berlin, en 1884-1885. © SeneNews.com.

 

CARTE DU PARTAGE DE L'AFRIQUE APRÈS BERLIN, EN 1884-1885. © SENENEWS.COM.

Dans les années 1890, l'Afrique entière fait l'objet de négociations et de nombreux traités bilatéraux sont signés entre Européens. Ces décisions diplomatiques se traduisent par l'envoi de commissions chargées de délimiter les nouvelles frontières. La fin du XIXe siècle offre le tableau d'une compétition entre impérialismes européens, qui provoque des crises entre France et Grande-Bretagne, notamment à Fachoda en 1898 : elle aboutit à une convention franco-britannique qui limite les zones d'influence respectives des deux puissances coloniales.

Au début du XXe siècle, l'Afrique est presque entièrement partagée entre Européens : seuls l'Ethiopie et le Liberia conservent leur indépendance, ainsi que l’Afrique du Sud qui accède à l' en 1910. Le reste du continent est colonisé selon diverses modalités : avec le système du protectorat en Tunisie et au Maroc, la France maintient en droit leur souveraineté antérieure mais devient leur véritable administrateur. Dans les territoires français d'Afrique subsaharienne, les protectorats mis en place deviennent rapidement des colonies. Certaines sont d'abord concédées à des compagnies à charte qui pratiquent le travail forcé (en Afrique Equatoriale française) ; ce type de gestion disparaît pour laisser la place au gouvernement direct de la métropole.

 
Carte du partage effectif de l'Afrique après la Première Guerre mondiale. © Lelivrescolaire.fr.
 
CARTE DU PARTAGE EFFECTIF DE L'AFRIQUE APRÈS LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE. © LELIVRESCOLAIRE.FR.

La France regroupe ses colonies en deux fédérations : l'Afrique Occidentale française (Sénégal, Soudan français, Guinée et Côte-d'Ivoire) en 1895, qui regroupe Sénégal, Haut-Sénégal et Niger, Mauritanie, Guinée, Côte-d'Ivoire, Dahomey en 1904 et l'Afrique Equatoriale française (Gabon, Moyen-Congo, Tchad, Oubangui-Chari) en 1910. A l'intérieur de ces territoires, des frontières sont aussi créées : chaque colonie est divisée en circonscriptions dirigées par un commandant. D'autres territoires deviennent des colonies de peuplement : c'est le cas de l’Algérie conquise en 1830, qui dépend du ministère de l'Intérieur et est divisée en trois départements ; c'est également le cas de la Namibie pour l'Allemagne et du Kenya pour la Grande-Bretagne. En 1914, les frontières de l'Afrique sont fixées, même si quelques modifications ont lieu après la Première Guerre mondiale, lorsque l'Allemagne perd ses colonies. La France et la Grande-Bretagne se taillent la « part du  », aux dépens du Portugal, la Belgique, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne.

 
 
 
 

Cheikh Anta Diop, l’homme qui a rendu les pharaons à l’Afrique

Le 7 février 1986 s’éteignait l’historien sénégalais, dont on célèbrera les 100 ans de la naissance le 29 décembre 2023. Que reste-t-il de sa pensée ? Quel est son héritage ?

Mis à jour le 7 février 2023 à 10:27
 
 
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L’historien et anthropologue sénégalais Cheikh Anta Diop. © MONTAGE JA : DR

 

« L’Égypte pharaonique est une civilisation africaine, élaborée en Afrique par des Africains » : ce qui semble aujourd’hui évident – sauf, peut-être, pour Nicolas Sarkozy et ses nègres – a longtemps été passé sous silence, voire ouvertement nié par l’égyptologie développée dans les laboratoires européens. Nous devons au scientifique, historien, anthropologue et homme politique Cheikh Anta Diop d’avoir rendu à l’Afrique ce qui appartient à l’Afrique.

Scandale à l’université

Né il y a un siècle, le 29 décembre 1923, à Thieytou, au Sénégal, et venu faire ses études à Paris, le chercheur provoque le scandale dans les milieux universitaires en publiant, en 1954, Nations nègres et culture, la thèse de doctorat pour laquelle il n’avait pu réunir un jury à la Sorbonne trois ans auparavant, par manque d’intérêt des professeurs.

À LIRECheikh Anta Diop au cœur d’une controverse entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne

Son chapitre « Origine des anciens Égyptiens », qui ouvrait le tome II de l’Histoire générale de l’Afrique (éditée en 1984 par l’Unesco et Jeune Afrique deux ans avant sa mort, à Dakar, le 7 février 1986), résumait ses dernières conclusions.

« Traits négroïdes »

S’appuyant sur des sources européennes antiques et contemporaines, sur l’iconographie pharaonique, sur la linguistique, invoquant aussi la craniométrie, l’étude des groupes sanguins et de la pigmentation épidermique, Anta Diop affirme que « le fonds de la population égyptienne était nègre à l’époque prédynastique » et qu’il en était de même à la période dynastique (celle des pharaons), où, « partout où le type racial autochtone est rendu avec un tant soit peu de netteté, il apparaît négroïde ».

« Les traits typiquement négroïdes des pharaons Narmer, Ière dynastie, le fondateur même de la lignée des pharaons, Djéser, IIIe dynastie (avec lui tous les éléments technologiques de la civilisation égyptienne étaient déjà en place), Khéops, le constructeur même de la grande pyramide (de type camerounais) […], montrent que toutes les classes de la société égyptienne appartenaient à la même race noire », souligne-t-il.

L’Égypte, matrice des cultures africaines

Pour le scientifique, formé en physique et en chimie, la vallée du Nil fut non seulement le creuset d’où un peuple noir tira la civilisation qui brilla sur le monde pendant trois millénaires, mais aussi la matrice des structures sociales, dynastiques et rituelles des cultures africaines postérieures. En témoignent, selon Diop, de nombreuses parentés linguistiques et coutumières.

« Quand on a découvert que l’Égypte avait une préhistoire, les égyptologues sont allés chercher ses sources dans les grandes civilisations mésopotamiennes, encore convaincus que la Lumière ne pouvait venir que de l’Orient. Cette théorie a prévalu jusque dans les années 1960 », reconnaît Béatrix Midant-Reynes, spécialiste de la préhistoire égyptienne et directrice de recherche émérite au CNRS.

À LIRENabta Playa : le plus ancien observatoire astronomique au monde est africain

Redécouverte scientifiquement et militairement par l’Europe avec l’expédition du général Napoléon Bonaparte, en 1798, l’Égypte n’est-elle pas aussi le berceau de l’orientalisme ? L’orientalisme comme mouvement artistique en vogue dans une Europe possédée par les fantasmes d’un « Orient sensuel et mystérieux », mais aussi comme discours de la domination politique et culturelle européenne puis occidentale, dénoncé en 1978 par l’universitaire palestinien Edward Said dans L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident.

À la création de l’Orient a répondu une création de l’Afrique, terre hors de l’Histoire à laquelle l’Europe avait le devoir d’apporter la civilisation. L’Égypte, « mère des sciences, des arts et de l’histoire » célébrée par Athènes et Rome avant Paris et Londres, étudiée par des savants issus du sérail académique orientaliste, ne pouvait y être rattachée, malgré son évidente appartenance géographique. Détachée de son continent, érigée en monde autonome, fille du seul Nil fécondée par l’Orient, l’Égypte a été placée à contresens sur la carte des cultures blanches, censées avoir amené la civilisation et la puissance à l’Europe depuis l’Asie, en passant par Athènes et Rome.

Ignorance et mépris

En 1908, alors que l’expansion coloniale s’accélère, le manuel Hachette des classes de 6e enseigne ainsi : « On discute beaucoup de l’origine des Égyptiens. Les égyptologues les plus compétents, M. Maspéro en particulier, les tiennent pour un peuple de sang mêlé mais où domine le sang sémitique, c’est-à-dire le sang des descendants de Sem, fils de Noé. Les Égyptiens seraient donc venus d’Asie alors que les Grecs les croyaient venus d’Afrique, des pays du Sud et de l’Éthiopie ».

En 1954, Diop ramène sur le devant de la scène égyptologique ces témoignages d’époque, d’ « occidentaux », qui, d’Hérodote à Strabon, mentionnent la peau noire et l’ascendance africaine des anciens Égyptiens. « L’apport de Cheikh Anta Diop est d’avoir jeté un pavé dans la mare et forcé les milieux scientifiques à considérer cette question avec plus d’attention, ne serait-ce que pour tenter de la contredire, poursuit la paléontologue. Aujourd’hui, personne ne nie la très forte influence africaine sur la constitution de la civilisation égyptienne, ni son peuplement ancien depuis la ceinture subsaharienne, au moment de la remontée des moussons vers le Nord, aux environs de 10 000 avant notre ère. Mais il faut relativiser et tenir également compte du rôle important qu’ont joué les cultures du Néguev et du delta du Nil tournées vers le Levant ».

En 1960, la Sorbonne finit par octroyer à Cheikh Anta Diop le doctorat pour la thèse qu’il n’avait pu lui soumettre une décennie plus tôt. Il n’empêche, le monde académique, occidental comme égyptien, l’a longtemps traité par l’ignorance, et parfois par le mépris. Martin Bernal, professeur d’histoire à l’université américaine de Cornell, relance le débat dans les années 1990 avec le premier des trois tomes de Black Athena : les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, paru en 1987, un an après la mort de Diop. Pour son auteur, la civilisation grecque, considérée comme étant à l’origine de la civilisation occidentale, est le fruit d’une période de colonisation égyptienne et phénicienne, c’est-à-dire afro-asiatique. Dans la lignée de Diop et de Said, Bernal dénonce « l’appropriation, par l’Occident, de la culture du Proche-Orient antique pour servir son propre projet ».

Idéologie politique ou démarche historienne ?

« Chaque époque a son filtre de pensée, et les sciences humaines, dont fait partie l’histoire, n’y échappent pas, met en garde Béatrix Midant-Reynes. Des institutions comme le CNRS sont aujourd’hui très sensibles aux grandes questions sur le climat, à l’invention de l’anthropocène, etc., et, dans quelques années, la recherche actuelle apparaîtra marquée par ce débat. De la même manière, les recherches de Diop se situent à la charnière des indépendances africaines, au moment où ces jeunes États revendiquaient une identité et une épaisseur historique qu’on leur avait niées. Le problème, c’est quand l’idéologie politique vient se calquer sur la démarche historienne ».

Faire parler certains faits pour démontrer une conviction souvent radicale, et non étudier sans a priori l’ensemble des faits pour en tirer des conclusions, voilà le reproche que l’académisme cartésien de la recherche européenne a adressé à Cheikh Anta Diop. En 1996, dans L’Afrique de Cheikh Anta Diop : histoire et idéologie, François-Xavier Fauvelle, l’actuel titulaire de la première chaire d’études africaines au Collège de France, dissèque pour la première fois la méthode et la pensée de l’intellectuel sénégalais. Pour Diop, écrit-il, « l’établissement de la vérité ne nécessite pas la mobilisation des faits. La vérité découle d’un simple raisonnement logique […]. Les faits sont annexes. Ils permettent tout au plus une vérification ».

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« Son travail est en effet un travail de thèse, réplique l’historien béninois panafricaniste Amzat Boukari-Yabara, mais l’auteur s’appuie sur des sources largement occidentales, antiques et modernes, ainsi que sur la linguistique et l’ethnologie. Or les universitaires français persistent dans leur obsession à vouloir retirer sa scientificité à Cheikh Anta Diop et à se concentrer précisément sur l’Égypte, alors qu’il a traité de nombreux autres sujets. »

Un dialogue de sourds, où chaque partie considère l’autre comme étant hors sujet, résume-t-il, faisant écho au regret qu’avait exprimé l’égyptologue espagnol Josep Cervelló Autuori à l’issue d’un colloque qui, en mars 1996, avait réuni pour la première fois, à Barcelone, des égyptologues reconnus de « l’école de Dakar » et de l’académisme occidental : « L’Académie occidentale continue, consciemment ou inconsciemment, à construire “sa” vérité, qu’elle croit universelle et évidente, en vertu de sa méthode scientifique et philosophique, et les éléments, issus de démarches peu orthodoxes, que peuvent lui apporter des groupes étrangers à peine intégrés à son univers discursif, l’intéressent à peine. Les intellectuels noirs africains, de leur côté, actifs [dans leurs milieux] mais passifs en dehors, paraissent chercher, avec leur propre académisme et à l’usage de leur segment politico-universitaire, une série de catégories culturelles propres à expliquer le passé, le présent et les caractéristiques qui définissent leurs sociétés. Si le dialogue importait davantage à ces derniers, peut-être n’auraient-ils plus besoin de recourir aux accusations de racisme […] contre les Occidentaux “qui n’écoutent pas”. »

Mélanine et groupes sanguins

Les progrès exponentiels des technologies, notamment dans le domaine de la génétique, permettront-ils de trancher définitivement le débat des origines et de l’apparence physique des anciens Égyptiens ? Dans son chapitre de l’Histoire générale de l’Afrique, Diop réclamait une analyse poussée des grains de mélanine et des groupes sanguins des momies qui, pour lui, confirmerait une ascendance et une apparence négroïdes subsahariennes. En 1985, un an après la parution de cet ouvrage, un chercheur parvenait à étudier l’ADN d’un enfant égyptien momifié. Il a cependant fallu des années de progrès pour que la paléogénétique puisse se développer, dans les années 2010. Les premières découvertes de cette nouvelle discipline ont parfois contredit – et parfois confirmé – les conclusions de Cheikh Anta Diop.

En 2017, des scientifiques de l’Institut Max-Planck, en Allemagne, publient ainsi, dans la revue Nature, les conclusions de leurs recherches génétiques sur 151 momies, du Nouvel empire à la période romaine : « Nos analyses révèlent que les anciens Égyptiens partageaient davantage d’ascendance avec les Proches-Orientaux que les Égyptiens contemporains, qui ont reçu un apport subsaharien à des périodes plus récentes [post-romaines]. Au vu de ces premières recherches, l’élément subsaharien apparaît bien moins important en Égypte que Diop ne le supposait. »

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À l’inverse, en 2018, des généticiens britanniques découvraient que « l’homme de Cheddar », comme d’autres congénères du mésolithique exhumés en Europe, avait la peau noire, les cheveux crépus et les yeux bleus. D’autres séquençages permettent aujourd’hui d’avancer qu’entre – 40 000 et – 6 000, les habitants de l’Europe avaient la peau et les cheveux sombres, loin des représentations scolaires européennes – ce qui paraît confirmer la thèse de Diop d’un peuplement récent de l’Eurasie par l’Afrique.

« La paléogénétique va bouleverser bien des choses, mais elle n’est pas encore assez pointue pour pouvoir donner le détail des physionomies, tempère la préhistorienne Béatrix Midant-Reynes. Ainsi nul ne peut dire à quel moment et sous quelles influences sont apparus les “traits négroïdes” chers à Diop ».

 

 

Plaque en hommage à Cheikh Anta Diop, au 31, rue des Écoles, à Paris. © CC/Celette

 

L’exploration des origines de l’humanité ne fait que débuter et n’a pas fini de surprendre, à l’École de Dakar comme au Collège de France. « L’Égypte n’appartient qu’à elle-même, mais elle s’est constituée sur le sol africain, par des peuples d’Afrique. Et toute sa partie sud, aux portes du Soudan, a été, pendant des millénaires, sa région la plus dynamique, le berceau de sa construction idéologique et de sa monarchie. Pour nous c’est une évidence, peut-être faut-il davantage le dire au grand public », conclut la préhistorienne française. En commençant par les écoles, où les plus jeunes éprouvent toujours une véritable fascination pour les pharaons.

Roman national

Las, en 2017, les participants à un colloque de l’université de Toulouse II sur le thème « La France au miroir de l’Égypte. Impérialisme culturel, patrimoine et savoirs scolaires (1880-2015) » avaient constaté que, si l’enseignement de l’Égypte ancienne s’était beaucoup amenuisé dans le primaire et le secondaire, sa présentation restait fidèle au prisme obsolète de la IIIe République, celui d’une Égypte fille de l’Orient et mère des civilisations européennes : « À partir de 2008, l’Égypte est diluée dans l’histoire de l’Orient et la leçon sur les débuts de l’écriture. […] Son évocation sert également de porte d’entrée sur l’Antiquité et sur la Gaule, et donc sur le roman national ».

L’évidence que l’Égypte ancienne était africaine est loin d’être acquise. Pis, au début de janvier 2023, un sondage révélait qu’un Français sur cinq âgé de 18 à 24 ans pensait que les pyramides égyptiennes avaient été bâties par des extraterrestres. Cette « conversion des regards de la France sur l’Afrique et de l’Afrique sur la France » qu’invoque régulièrement le président français Emmanuel Macron ne devrait-elle pas commencer par l’enseignement de l’africanité de l’Égypte ancienne ?

« Cheikh Anta Diop a été un pionnier de la décolonisation de l’Histoire et de la revalorisation de la narration historique africaine. Pourtant, il reste banni des programmes scolaires, et les universités refusent d’aborder ses travaux », regrette Amzat Boukari-Yabara. Le chantier ne serait pourtant pas si pharaonique pour Pap Ndiaye, l’actuel ministre français de l’Éducation nationale, historien des minorités noires et dont le père, Tidiane, était un compatriote et un contemporain de Cheikh Anta Diop.

Ndiaye n’appelait-il pas, il y a un an dans JA, « à tourner définitivement la page de la Françafrique et à engager la France dans un nouveau chemin dans ses relations avec le continent » ? Car, au-delà de l’amélioration des relations entre la France et les peuples africains, la reconnaissance partagée de l’africanité de l’Égypte ancienne touche à l’universel, rappelait le poète de négritude Aimé Césaire : « Les historiens ont toujours considéré l’Égypte comme une sorte de fait à part en Afrique, on oubliait même que l’Égypte était une nation africaine. En redonnant à l’Afrique son passé, Cheikh Anta Diop a peut-être redonné son passé à l’humanité. »

Farah Khodja : « J’ai voulu archiver les témoignages sur la guerre d’Algérie avant que les mémoires ne disparaissent »

Dans son livre « Récits d’Algérie » et sur son site, la jeune juriste franco-algérienne recueille la parole des témoins du conflit comme celle de leurs descendants.

Mis à jour le 2 février 2023 à 10:05

 

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Les basses rues de la Casbah à Alger durant la guerre d’Algérie, en septembre 1961. © Marc Garanger/Aurimages via AFP

Des témoins directs, hommes ou femmes, de la guerre d’Algérie et des descendants de ceux qui l’ont vécue et de ceux qui ont combattu, dans les deux camps. Témoignages, poèmes, lettres…  Farah Khodja poursuit un ambitieux projet de recueil des mémoires. La jeune juriste de 25 ans, d’origine algérienne par sa mère, a d’abord fondé un site internet, « plateforme collaborative et intergénérationnelle visant à collecter les récits de la guerre d’indépendance algérienne ».

Son livre, Récits d’Algérie. Témoignages de nos aînés, de la colonisation à l’indépendance, paraît aux éditions Faces Cachées, qui n’ont jamais mieux porté leur nom : ce sont des paroles en voie d’extinction que ce bel ouvrage, illustré par des photos, donnent à lire. Les rappels historiques, des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945, au jour de l’indépendance le 5 juillet 1962, insufflent un supplément de sens à l’ouvrage. Émotion et intelligence caractérisent ce kaléidoscope de fragments de vies où se reflète la complexité des hommes et des époques. Un hommage incarné et essentiel.

Jeune Afrique : Pourquoi avoir lancé le site internet et pourquoi le livre ?

Farah Khodja : J’ai lancé le site internet recitsdalgerie.com en février 2020 afin de faire vivre les mémoires de nos aînés au sujet de la guerre d’indépendance algérienne. Étant moi-même d’origine algérienne, j’ai réalisé assez tardivement, à l’âge de 19 ans, que mon grand-père ne nous parlait jamais de cette partie de sa vie. J’ai alors souhaité apprendre cette histoire à travers ceux qui l’avaient vécue, la génération de mon grand-père. Et j’ai surtout voulu archiver leurs récits avant qu’ils ne disparaissent.  Nos aînés s’éteignent trop souvent en emportant notre histoire avec eux. Ne pas collecter leurs mémoires, c’était  prendre le risque de les voir disparaitre. Le livre s’inscrit dans cette démarche, il permet de rendre hommage à ces récits précieux et aux témoins qui ont accepté de nous confier leurs mémoires.

Comment avez-vous sélectionné les témoignages ?

Les témoignages sont venus à nous au gré des rencontres et de l’évolution du projet Récits d’Algérie. Dès le lancement, il y a très vite eu un fort engouement autour du projet, ce qui a grandement facilité ce travail de mémoire. J’ai ensuite volontairement fait le choix de ne pas aller à la recherche de témoignages avec des idées préconstruites, en me disant par exemple qu’il faudrait représenter toutes les mémoires de façon exhaustive. J’ai simplement décidé d’écouter les personnes qui acceptaient de nous rencontrer et de témoigner, le seul critère étant celui d’être un témoin direct de la guerre.

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Puis au fur et à mesure que le projet avançait, il y avait ce lien intergénérationnel, qui est d’ailleurs l’essence même de Récits d’Algérie, et qui nous a menés à collecter également les souvenirs des enfants et petits-enfants à propos des récits transmis par leurs parents ou grands-parents. Au final, toutes ces rencontres composent une réelle mosaïque de « récits d’Algérie », que l’on retrouve aujourd’hui dans le livre.

Les témoignages, directs ou indirects, prennent plusieurs formes : poèmes, lettres fictives, interviews, récits… Cette liberté dans la forme était-elle prévue ?

Il faut avouer qu’avec Récits d’Algérie, rien n’est jamais prévu ni anticipé ! Nous nous adaptons toujours au format privilégié par les témoins et/ou leurs descendants, à la façon dont ils souhaiteraient transmettre leurs récits. Avant de penser au livre, nous avions déjà énormément de matière, beaucoup de récits qui se baladaient dans nos disques durs, que nous avions archivés sous différentes formes : écrits, audios, vidéos, poèmes… Le livre reflète tout cela.

IL ME PARAÎT ÊTRE ESSENTIEL DE SAVOIR REGARDER DERRIÈRE NOUS, COMPRENDRE NOTRE HISTOIRE, SAVOIR D’OÙ L’ON VIENT, POUR JUSTEMENT MIEUX AVANCER

Certains témoins acceptent d’être filmés, d’autres préfèrent seulement qu’on enregistre leur voix… De même, les auteurs de témoignages indirects (petits-enfants, enfants), ont laissé libre cours à leur créativité. Lina a par exemple souhaité écrire une lettre fictive à son grand-père, Younès a préféré s’exprimer en vers, Ismaël a dressé un portrait écrit de sa grand-mère… C’est vraiment propre à chacun. L’idée est de se dire que chacun peut contribuer à cette transmission mémorielle, à sa façon.

Vous avez commencé le livre par le témoignage de votre propre grand-père. Pourquoi était-ce important ?

C’était une recommandation de l’éditrice, Ouafae Mameche, et l’idée m’a évidemment tout de suite beaucoup parlé. Ce choix permet de donner très vite un sens à la lecture. C’est un moyen de dire au lecteur : « Voilà, on va commencer la lecture des récits avec le silence de mon grand-père. Car c’est le déclencheur de tout le travail de collecte qui va suivre, de tous les témoignages que vous allez lire. » Et puis, comme je le disais, mon grand-père parle très peu de cette période de sa vie. Il est extrêmement pudique sur cela, et c’est le cas de la grande majorité des témoins de la guerre d’indépendance algérienne.

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Commencer avec ses « récits silencieux », c’était un moyen de faire prendre conscience au lecteur que ce n’est pas chose commune d’avoir autant de récits. Ceux qui composent le livre (il y en a une vingtaine) ne sont ni banals ni anodins. Nous sommes d’ailleurs le plus souvent amenés à parler des récits que nous avons collectés, il y a également eu plusieurs rencontres qui n’ont finalement pas abouti. Comme je l’écris dans le livre, il faut savoir écouter ces silences et les respecter. Cela permet également d’apprécier davantage le fait de pouvoir apprendre l’histoire à travers ceux qui l’ont vécue.

En parlant de votre grand-père, vous écrivez : « À quoi bon avoir émigré et travaillé si dur toute sa vie si c’est pour vieillir et voir ses petits-enfants raviver les plaies du passé ? Pourquoi faudrait-il parler des horreurs de la guerre à des jeunes qui ont l’avenir devant eux ? N’est-il pas mieux de préserver nos enfants de cette histoire douloureuse ? » Est-ce un paradoxe de voir que certains aînés regardent devant eux quand leurs descendants regardent derrière eux ?

Cette volonté de nos aînés de voir de l’avant, est plutôt, à mon sens, une forme de résilience et de pudeur, par rapport à ce qu’ils ont pu vivre pendant la colonisation, la guerre et même après. Concernant leurs descendants, je pense qu’il en va justement de notre rôle de connaître notre histoire et de la transmettre. Il me parait être essentiel de savoir regarder derrière nous, comprendre notre histoire, savoir d’où l’on vient, pour justement mieux avancer et avoir toutes les clés de compréhension en mains, de notre société contemporaine et son passé.

Avez-vous vous-même appris des choses en faisant le podcast puis le livre ? Si oui, lesquelles ?

J’ai énormément appris, entre le lancement du site internet en 2020 et la sortie du livre en 2022, sur de nombreux plans. Autant pour la collecte de récits que le travail de transmission, les deux sont très humains et permettent de se sentir grandie à chaque rencontre !

Pensez-vous que votre livre sera lu de la même façon en Algérie et en France ?

Je pense plutôt que la façon dont le livre sera lu, c’est-à-dire la façon dont les récits seront reçus, dépendra du degré de sensibilité et de familiarité du lecteur avec cette période de l’histoire, qui est de toute évidence commune aux deux pays. Chaque lecture sera alors évidemment différente en fonction du lecteur, peu importe que ce dernier se situe en Algérie ou en France.

 

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Farah Khodja publie « Récits d’Algérie.
Témoignages de nos aînés, de la colonisation à l’indépendance »,
aux éditions Faces cachées. © Editions Faces cachées

 

Pensez-vous que la chape de silence sur la guerre d’Algérie est définitivement levée et qu’aujourd’hui, on en parle suffisamment ?

On parle beaucoup plus aujourd’hui de la guerre d’Algérie en France, notamment « grâce » au soixantième anniversaire de l’indépendance qui était au cœur de l’actualité durant toute l’année 2022. Aujourd’hui, le tabou est levé. Mais la transmission des mémoires de la guerre et la connaissance de cette partie de l’histoire sont-elles réellement assurées ?

Récits d’Algérie. Témoignages de nos aînés, de la colonisation à l’indépendance, de Farah Khojda (éd. Faces cachées, 29,90 euros, 292 pages)

Commission franco-algérienne sur la colonisation et la guerre d'Algérie: la France a nommé à son tour ses experts

 

Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune l’avaient annoncé en août dernier : une commission mixte d’historiens appelée à travailler sur la colonisation française et la guerre d’Algérie allait voir le jour. Après des mois de discussions, c’est désormais chose faite. Cinq historiens français viennent d’être nommés pour y participer. Ils devront travailler de concert avec cinq historiens algériens, nommés eux en novembre par Alger. 

 

C’est Benjamin Stora qui co-présidera cette commission mixte aux côtés de Mohamed Lahcen Zeghidi, l’ancien directeur du Musée national du Moudjahid. Aux côtés de Benjamin Stora, Tramor Quémeneur, spécialiste de la guerre d’Algérie, occupera la fonction de secrétaire général. Également nommés : Jacques Frémeaux qui a travaillé sur la conquête française de l’Algérie par la France, Jean-Jacques Jordi qui a lui écrit sur les Européens d’Algérie et Florence Hudowicz, conservatrice en chef du patrimoine et co-commissaire de l’exposition sur l’émir Abdelkader au Mucem de Marseille au printemps 2022.

Tous seront appelés à travailler de concert avec les cinq historiens algériens nommés en novembre par Alger : Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Fillali, Mohamed Lahcen Zighidi donc et Djamel Yahiaoui. Selon la déclaration signée en août dernier par les présidents Macron et Tebboune, le travail scientifique mené par la commission aura vocation à aborder « toutes les questions y compris celles concernant l'ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires ». Le défi paraît immense tant le sujet est sensible.

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La question est déjà de savoir si les historiens des deux pays parviendront réellement à travailler ensemble. D’un point de vue logistique, c’est encore le grand flou. Aucun calendrier n’a été arrêté. Le budget de fonctionnement de la commission n’a pas non plus été communiqué. Et pour ne rien arranger, le contexte s’est tendu ces dernières semaines en Algérie. Alors que le pouvoir s'en prend toujours plus durement aux médias et aux défenseurs des droits de l’homme, Benjamin Stora, auteur d'un rapport sur la colonisation en Algérie et la guerre d'indépendance, a été la cible le mois dernier d’attaques antisémites diffusés par un site nationaliste… 

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