Quand la propagande djihadiste s’empare de la crise sanitaire|The Conversation

Il n’aura pas fallu beaucoup de temps aux mouvances djihadistes mondiales pour s’exprimer au sujet de la crise du Covid-19 et tenter d’en exploiter le déroulement et les effets sur le mode coutumier de la vengeance.

John Martin, La septième plaie d’Égypte, 1823. Pour les djihadistes, l’épidémie de Covid-19 relève d’un châtiment divin. Wikipedia

 

Myriam Benraad, Aix-Marseille Université (AMU)

Dans un éditorial en février dernier ouvrant sa principale publication arabophone « An-Naba’ », entièrement consacré à la pandémie, l’État islamique (EI) soutenait ainsi que Dieu prenait là une revanche impitoyable contre les « croisés » et les « adversaires de l’islam » – au premier rang desquels la Chine, l’Europe, les États-Unis et l’Iran chiite –, leur infligeant un supplice inouï, durable, et des souffrances décuplées répondant à celles subies par les musulmans sunnites partout sur la planète. Des groupes comme Al-Qaïda ou Boko Haram se sont également félicités de ce drame global.

Le désastre sanitaire survient dans un environnement stratégique où les mouvances djihadistes sont considérablement affaiblies en différents points du globe après une succession de défaites, mais demeurent très actives. Depuis l’élimination de leur « calife » autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi en octobre 2019, les combattants de l’EI sont tout entiers consacrés à venger sa mort et ont orchestré des dizaines d’attaques sanglantes sur tous leurs théâtres d’opérations.

Rétribution divine contre les « ennemis de l’islam »

Une telle exploitation vengeresse n’est pas surprenante pour quiconque étudie de longue date la narration militante des radicaux et ses ressorts. Celle-ci s’inscrit de manière cumulative au cœur du discours extrémiste porté par l’écrasante majorité des mouvements visés. Tha’r, qisas, intiqam : ces trois termes signifiant la vengeance dans le lexique arabe abondent dans tous les supports de propagande djihadiste et trouvent une actualité renouvelée dans le nouveau contexte géopolitique ouvert par la propagation à large échelle du virus.

L’EI qualifie le Covid-19 de « pire cauchemar » des « nations croisées », de « tourment douloureux » et de « rude châtiment » imposés à ses adversaires « rebelles » et « idolâtres ». À l’opposé des « mécréants », les « musulmans obéissants » à Dieu et qui « se tiennent à ses côtés » sont supposés accueillir cette « bénédiction » et seront sauvés, à commencer par les djihadistes eux-mêmes qui se posent à leur avant-garde.

Mais bien conscient, par-delà les mots, du danger qu’encourt objectivement sa base, l’EI a donné certaines consignes pour la préserver. Le groupe a proscrit à ses membres tout voyage vers l’Europe, actuellement épicentre de la maladie. Dans le même temps, le vieux continent appartient toujours au « domaine de la guerre » (dar al-harb) aux yeux des militants. Quoique non formellement revendiquée par l’EI, l’attaque à l’arme blanche perpétrée le 5 avril par le Soudanais Abdallah Ahmed Osman à Romans-sur-Isère pourrait bien s’être inspirée du mode opératoire préconisé par ce groupe. Dans l’absolu, la détermination meurtrière des djihadistes demeure intacte.

Replacé au sein du dispositif vindicatoire consubstantiel au djihadisme dans son ensemble, le coronavirus se voit donc interprété comme la dernière pierre apportée à l’édifice d’une punition céleste appuyant puissamment la cause djihadiste.

Des mises en garde initiales à l’injonction vengeresse

Au-delà de ce narratif vengeur usuel, de ce continuum de récits justiciers composant leur ligne politique directrice, qu’attendent les djihadistes en s’emparant de la crise ?

Beaucoup y voient en premier lieu un moyen symbolique de terroriser un adversaire vulnérable et, ainsi, d’affaiblir la lutte antiterroriste dans un moment de grande incertitude. L’EI considère que la peur, en définitive, a déjà fait plus de mal à ses ennemis déclarés que la pandémie elle-même. Le virus a obligé gouvernements, polices et armées à se centrer entièrement sur la gestion de la catastrophe en cours en se détournant partiellement d’autres problématiques sécuritaires clés. En créant une pression inédite, il a indirectement pavé la voie à une reprise des attentats. Conformément à sa « feuille de route » qui vise à semer la guerre civile partout où il opère, l’EI enjoint à ses partisans de tirer bénéfice de l’« agitation » là où ils le peuvent.

Les djihadistes tablent ensuite sur une érosion des capacités militaires de l’Occident et sur de nouvelles opportunités de revigorer leur action et leur recrutement alors qu’ils sont revenus, depuis de longs mois, à la clandestinité après une domination de courte durée au Moyen-Orient. Les injonctions à la lutte se suivent et se ressemblent, certes, mais l’épidémie, lue comme une vengeance divine supérieure, est susceptible de renforcer chez de nombreux sympathisants la croyance que tous les signes d’une victoire finale et inéluctable du djihad sont à présent réunis et qu’il faut donc redoubler de violence.

Aussi le Covid-19 est-il intégré à la conviction des combattants d’être le bras d’une vindicte absolue, les « serviteurs » d’une justice sauvage mais suprême dans ses fondements, qui s’abat avec brutalité sur la Terre à l’instar d’autres cataclysmes récents dont les djihadistes s’étaient également réjouis. Dans cet ordre d’idées, le virus est dépeint comme la conséquence cruelle des épreuves infligées à l’oumma (la communauté des croyants), un retour de bâton naturel et nécessaire.

L’EI se délecte de la suspension des activités dans toutes les sociétés occidentales, de la récession économique et financière qui guette, et d’un confinement des populations qui relève d’après lui d’un principe de réciprocité : le mouvement rappelle ainsi le sort des populations de Baghouz il y a un an en Syrie, celui des civils de Mossoul en Irak ou de Syrte en Libye, frappés par la misère et la faim, bombardés sans relâche, et les conditions de vie de « milliers de musulmans » emprisonnés ou maintenus contre leur volonté dans des « camps de l’humiliation » au Levant.

Un désastre sanitaire mué en présage apocalyptique

Dans les faits, les contaminations progressent aux quatre coins du monde. Le repli temporaire des troupes de la coalition dans plusieurs zones, sous la contrainte générée par la crise, contribue à renforcer cette idéologie de la rétribution. Les expressions de soutien sur les plates-formes virtuelles prisées par les radicaux en témoignent : la notion de vengeance intégrale trouve un public réceptif, sinon déjà pleinement conquis. Certaines interventions militaires étrangères connaissant un temps d’arrêt, les djihadistes entendent bien en profiter.

Le confinement et le temps passé sur Internet par des individus déjà plus ou moins conditionnés par cette propagande ou qui la découvrent favorisent la radicalisation des esprits les plus faibles, qui pourront toujours prêter main-forte au djihad ultérieurement. Dans l’immédiat, s’il est impossible, sinon douteux, d’établir un lien systématique entre la pandémie et tous les actes vengeurs commis par l’EI (plusieurs attaques majeures depuis la fin 2019, de l’Irak à la Syrie, en passant par l’Afghanistan et l’Afrique), la crise accroît manifestement la résolution des terroristes et le « feu de la vengeance » qui « brûle » en eux.

En somme, le Covid-19 fait irruption sur la scène comme du pain bénit pour ces mouvements. Ce bouleversement conforte leur croyance, transmuée en appel à la résistance armée, d’une fin des temps prochaine, d’une implosion programmée et inévitable dont tous les indices seraient observables : après les guerres ayant ravagé le monde musulman, voici que les rues sont vidées de leurs habitants au cœur même de cet Occident honni par eux. Des images de terreur et de désolation émergent ici et là, les violences interpersonnelles paraissent se multiplier… Le spectre du chaos est proche. Prophétisée il y a quelques années par l’EI à Dabiq en Syrie, l’apocalypse n’avait pas eu lieu. Une déconvenue semble-t-il oubliée et qui ne retire rien à l’immense potentiel de persuasion et de mobilisation de l’organisation djihadiste.

Myriam Benraad, Chercheuse et professeure associée en science politique et relations internationales, IREMAM,, Aix-Marseille Université (AMU)

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

 
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