Fespaco: à la recherche de l’homme moderne dans le cinéma africain

Véro Tshanda Beya et Papi Mpaka alias Félicité et Tabu dans le film « Félicité » d’Alain Gomis.
© © Andolfi
 

Dans les films africains du Fespaco, l’image de l’homme est souvent dévastatrice. Son royaume est la violence et le viol est partout. Presque la moitié des films en lice pour l’Étalon d’or qui sera décerné ce samedi 4 mars au plus grand festival de cinéma africain, place la violence sexuelle plus ou moins au centre du récit. Sans parler de la cruauté qui peuple deux tiers des longs métrages dans la catégorie phare. Des actes de barbarie commis exclusivement par le genre masculin. À la recherche de l’homme moderne, du monstre psychopathe de « A Mile In My Shoes » de Saïd Khallaf, jusqu’à Tabu, l’amant de « Félicité » d’Alain Gomis.

de notre envoyé spécial,

Dans les films du Fespaco, définir un homme semble souvent simple. Au choix : il drague des filles, conduit une grosse cylindrée, se drogue, fait du commerce illicite, abuse des prostituées, torture les hommes, viole les femmes, bref : il a du mal à contrôler ses pulsions et son penchant pour la barbarie… Et il croit surtout à la justice par balle, incapable de trouver un mode d'action plus moderne ou civilisé.

Les hommes et la violence

Ainsi la logique des jeunes réalisateurs ivoiriens d’Innocent malgré tout devient presque naturelle. Pour eux, il était nécessaire d’abasourdir les spectateurs avec des scènes de tortures ininterrompues où l’on regarde avec effroi pendant une demi-heure comment des sbires se déchaînent au commissariat contre un innocent. « Tout le monde sait que ces choses existent dans le monde et personne n’ose en parler. Le monde d’aujourd’hui est devenu trop violent. Et les hommes sont en majorité à la base de ce genre de choses. C’est important pour nous de montrer ce point-là », explique Jean De Dieu Kouamé Konan. Et son coréalisateur Samuel Codjovi rajoute : « C’est la mentalité actuelle. C’est l’éducation. On nous a éduqués beaucoup dans cette violence. Moi, je crois qu’il y a quand même des solutions. Il y a des hommes qui sont contre la violence. On peut changer le monde, par exemple à travers des films. C’est pour cela qu’on montre la violence. »

Des hommes en régression

La violence à l’écran comme antidote de la violence dans la vie ? Dans les films en lice, on rencontre surtout des hommes en régression, mous ou violents. Dans le fascinant portrait du monstre psychopathe d’A Mile In My Shoes, le Marocain Saïd Khallaf esquisse un homme abusé qui n’a jamais pu terminer son enfance. Dans Thom du réalisateur burkinabè Tahirou Tasséré Ouedraogo, l’« émancipation » du père millionnaire et du fils à papa se limite à se disputer la même femme, Jones, une prostituée de luxe endettée qui n’arrive pas à sortir du milieu. Dans Aicha du Tanzanien Chande Omar, une femme mariée partie en ville est victime d’un viol collectif lors d’une visite dans son village natal. Un crime organisé par un ami d’enfance sanguin et narcissique pour se « venger » d’avoir pris un râteau. Du coup, le mari, pharmacien et normalement urbain éclairé, retombe aussi dans un réflexe ancestral. Sa première réaction face à sa femme défigurée ? Renvoyer la faute sur son épouse et la quitter.

Le père et la pierre

Kinfe Banbu met en scène le père d’une fille violée qui tombe aveuglement dans la violence contre les trois violeurs présumés de sa fille Fré : un stylo dans l’œil, des os et l’appareil génital cassés par une barre de fer, une tête éclatée par une pierre. Est-ce vraiment nécessaire de traduire cette violence au premier degré à l’écran ? Le réalisateur éthiopien se sent en phase avec son public et réconforté par les réactions des spectateurs au Fespaco. Ces derniers ont applaudi chaque explosion de violence, comme l’expression d’une justice véritable : « En Éthiopie, on entend tout le temps parler de viols collectifs dans les médias. C’est la raison pour laquelle je voulais faire ce film. Il y a une situation très difficile dans notre pays et il n’existe pas de lois justes. »

Dans L’Interprète, la femme agit, les hommes réagissent. La gent masculine s’apparente à des êtres manipulables tournant autour des femmes. Comment voit le réalisateur ivoirien Olivier Meliche Kone le rôle de l’homme dans notre époque actuelle ? « En général, les hommes sont forts et la femme dominée, mais dans ce film, on a voulu montrer une autre facette de l’homme. Dans le couple, c’est le mari David qui a tous les soucis. Malgré tout, il fait profil bas pour donner une sensation de couple. On a vraiment essayé que les clichés tombent. »

« Nous, les hommes, on n’est rien »

Le réalisateur tunisien Mohamed Zran pousse la réflexion encore plus loin. Dans Lilia, une fille tunisienne, il dessine le portrait du corps, des gestes et des mouvements d’une femme moderne en Tunisie, entre Madame Bovary et Camille Claudel. Reste à savoir comment définir le rôle de l’homme pour que toute cette société tunisienne puisse être libre. « Pour être un homme libre et moderne, il faut tout d’abord être une femme libre, sourit Mohamed Zran. Il faut la femme. La femme est fondatrice de tout. Nous, les hommes, on n’est rien. Nous sommes des enfants d’une femme. Donc, la femme est la clé d’une société moderne. »

Comment trouver sa place dans la société ?

L’Algérien Sidali Fattar nous raconte dans Les Tourments l’histoire d’un père en retraite qui a trois fils et une fille : un repenti revenu du maquis, un immigré clandestin en Norvège, le troisième, licencié, se trouve au chômage. Et la fille est liée avec un homme corrompu et cynique. Une panoplie de problèmes pour interpeller la société algérienne après les années noires et poser la question clé : comment trouver sa place dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Parmi les fils, aucun n’est porteur d’émancipation ou de modernité. Que serait un homme moderne dans l’Algérie d’aujourd’hui ? « L’homme moderne est d’abord un homme libre, affirme Sidali Fattar. Un homme qui a des principes de liberté, bref de démocratie. C’est ça un homme moderne. Mais, évidemment, cette liberté n’est pas seule. Ce n’est pas la liberté uniquement de l’individu. L’homme moderne est la liberté institutionnalisée. Et cela, c’est un travail très long. »

Tabu, le frigoriste de Félicité

Ce qui nous ramène à Félicité du Franco-Sénégalais Alain Gomis ou plus précisément à Tabu, le frigoriste, interprété par Papi Mpaka. Paradoxalement, même si tout le monde parle depuis le Grand prix du jury à la Berlinale de la performance éblouissante de Félicité, alias Véronique Beya Mputu, derrière cette mère courage africaine à Kinshasa se cache peut-être le seul rôle d’homme parmi les 20 films de la compétition capable de s’inscrire dans un projet d’un homme moderne vivant dans ce monde violent et chaotique décrit par le Fespaco.

Car Tabu, le frigoriste souvent bourré, ce lourdaud-poétique et amoureux de Félicité ne lâche rien de ses rêves. Et ce n’est peut-être pas un hasard : le seul moment où le public du ciné Burkina a applaudi lors de la projection de Félicité, c’était quand Tabu a enfin réussi à réparer le frigo maudit de Félicité. Après avoir conquis avec ses mots et ses actes le cœur de sa bien-aimée. Dans un univers sans pitié, il réussit à survivre sans avoir recours à la violence. Pour lui, l’argent n’est pas une fin en soi. Jamais il ne vit aux dépens des autres. Bien au contraire, quand l’accident de moto arrive, c’est lui qui porte le fils avec sa jambe amputée à la maison et le remet sur les rails. Tabu assume parfaitement ses contradictions, garde jalousement sa liberté, et avance malgré tout.

Fiable, généreux, amoureux de sa liberté

« Je parle d’un personnage que je connais et que j’aime beaucoup, explique Alain Gomis au micro de RFI.FR. D’abord, c’est quelqu’un de fiable, généreux et quelqu’un qui est à la fois amoureux de sa liberté et qui essaye de se débrouiller et voir comment garder sa liberté. C’est quelqu’un qui essaie de fuir ses responsabilités, mais qui est rattrapé par ses responsabilités. C’est quelqu’un qui se demande s’il a envie de fonder une famille ou pas. J’ai l’impression que je rencontre [avec lui, ndlr] des tabous : est-ce qu’on a encore envie de s’engager ? Arrive-t-on encore à supporter sur ses épaules le poids d’une famille, d’une société, etc. ? J’ai l’impression d’avoir beaucoup cette espèce de flottement, un pas en avant, un pas en arrière, on s’engage, on ne s’engage pas. Donc oui, j’ai l’impression de vieillir et de grandir avec ce genre d’hommes-là. »

Apparaît alors en filigrane un homme capable de soulever un frigo et de souffler en même temps un poème à l’oreille de sa femme. Un homme avançant vers une humanité moderne.

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